Dans cette édition consacrée à la Journée internationale des femmes, je souhaite traiter de camions. Ou, du moins, je souhaite parler de certains discours qui accompagnent les camions. Non, ce ne sera pas une chronique sur la pandémie, sur les vaccins, sur la désinformation ou sur la notion de liberté. Ce ne sera pas non plus une critique des manifestations ayant marqué ce mois de février. Ce sera plutôt une chronique – une deuxième en peu de temps – sur la puissance des mots. Leur puissance et, aussi, leur flexibilité morale plutôt fascinante.
À travers les nombreuses photos qui ont circulé, montrant la foule de manifestants ayant accompagné le convoi de camionneurs opposés à l’obligation vaccinale à la frontière, j’ai été saisi par l’ironie d’un slogan qui, après un peu de recherche, semble s’être incrusté depuis déjà un moment dans les discours antivaccination et antimasque. En effet, parmi les pancartes déambulant dans ces manifestations, on peut souvent en voir quelques-unes avec le slogan « Mon corps, mon choix », ou dans sa version originale anglophone, « My body, my choice ». On comprendra certes que ces manifestants se réclament du droit de décider par eux-mêmes de la nécessité de se faire vacciner ou non. Même si je ne partage pas leur interprétation de la situation – après tout, la vaccination obligatoire n’est en vigueur nulle part au Canada –, l’argument peut paraître légitime.
Là où je déchante, par ailleurs, c’est dans les ramifications de cette utilisation du slogan « Mon corps, mon choix ». Ce slogan est un slogan féministe, utilisé depuis les années 1960 pour défendre non seulement le droit à l’avortement, mais également le droit à l’autodétermination individuelle et à l’autonomie corporelle. Il est synonyme du droit des femmes et de la lutte pour l’équité et l’égalité entre les sexes et les genres. Sa récupération dans le mouvement des « camionneurs pour la liberté » vient sérieusement banaliser les luttes féministes.
Cela signifie-t-il que ce slogan ne peut être utilisé ailleurs, dans d’autres luttes? Bien sûr que non. Cela signifie-t-il que les gens brandissant ces pancartes, ou même plus généralement les camionneurs, sont misogynes? Bien sûr que non. J’insiste ici, car il ne s’agit pas de généraliser le profil des manifestants. En revanche, il faut néanmoins souligner ce qui pourrait aisément passer pour une indignation à géométrie variable.
La récupération de ce slogan dans le contexte sociosanitaire n’est pas sans paradoxes. Dans un éditorial publié en novembre[1] dans le New York Times, Michelle Goldberg suggère à ce sujet que « les féministes ont toujours su que si les hommes pouvaient tomber enceints, le droit à l’avortement ne serait pas un enjeu. Les réactions conservatrices furieuses contre les mesures d’atténuation de la COVID le démontrent mieux que toute autre hypothèse possible ». J’aurais beaucoup à dire à ce sujet, mais l’espace manque. Je me penche donc sur la problématique de fond : il y a ici un puissant détournement d’enjeu qui témoigne d’une indifférence majeure face à des questions très sérieuses liées aux droits des femmes. Il faut bien sûr nuancer : cet enjeu est encore plus problématique au sud de notre frontière, là où des acquis de longue date risquent d’être perdus, privant les femmes de leur autodétermination et de leur agentivité reproductive. Au Canada, bien qu’il y ait une vague de fond « antichoix » qui persiste au sein d’une certaine droite, à moyen terme, il serait surprenant de voir les femmes perdre leur droit à l’autodétermination. Mais l’utilisation ce slogan pour protester le fait de devoir porter un masque pour faire son épicerie, ou de se faire fortement encourager à participer à l’effort pandémique en se faisant vacciner, me sidère.
Dans un autre éditorial, cette fois dans le journal étudiant de l’Université de Boston[2], Mayela Machribie Luban Gaol note qu’il « est intéressant de voir les conservateurs désapprouver des femmes qui exercent leur libre choix en lien avec leur grossesse, alors qu’il s’agit d’un choix qui devrait revenir à la femme puisque c’est de son corps qu’il est question ». Plus loin, elle remarque que « si les militants antivaccin et antimasques, voire les conservateurs au sens plus large, croient vraiment au slogan “Mon corps, mon choix”, pourquoi ne peuvent-ils laisser aux femmes la même liberté de faire leurs propres choix? »
Bien entendu, on pourrait aisément me répondre que cet enjeu est complètement absent des manifestations récentes à Ottawa et à Québec. À cela, je répondrais que oui, en effet, mais non : en récupérant ce slogan féministe, il y a une banalisation flagrante de la légitimité de cette « liberté de choix » telle qu’elle s’articule pour les femmes. Même si je ne suis pas d’accord avec les points de vue des manifestants, je veux bien respecter leur droit au désaccord et leur droit de manifester ce désaccord. Par ailleurs, ce respect vient avec une préoccupation : où étaient ces manifestants lors des nombreuses reprises où la menace de révoquer le droit à l’avortement a été brandie, pendant des campagnes électorales? Où sont ces manifestants lorsque ce sont les droits des femmes et des minorités qui sont piétinés?
Pour terminer, je reviens sur cet éditorial du New York Times, où Goldberg déclare que « l’écart est frappant entre ce que les manifestants de droite acceptent comme imposition corporelle sur les autres et ce qu’ils acceptent comme imposition corporelle dans leurs propres vies ».
Mon inconfort principal réside là, dans cette imposture, dans ce manque de cohérence.
[1] https://www.nytimes.com/2021/11/29/opinion/abortion-vaccine-mandate.html
[2] https://dailyfreepress.com/2021/12/08/lets-talk-about-the-irony-of-anti-vaxxers-anti-maskers-who-say-my-body-my-choice/