Dans une entrevue accordée en 2014, à Winnipeg, au moment d’inaugurer le Musée des droits de la personne, l’anthropologue Serge Bouchard s’est lancé dans une leçon d’histoire. Une lancée factuelle, comme il en avait l’habitude, et au terme de laquelle on peut juste réfléchir, l’esprit suspendu, pour mesurer la force des mots utilisés.
Une des plus grandes tragédies de l’humanité, c’est l’Amérique.
Très peu de gens savent que l’Amérique du Nord, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud avaient une population équivalente à la population européenne au moment du contact.
Donc ce n’est pas une Europe surpeuplée qui rencontre un désert américain.
Y’avait des nations partout, il n’y avait aucun lieu désert.
Et ces gens vont disparaître à 80 %.
Le matin du 11 mai dernier, l’annonce de sa mort est tombée froidement. Deux jours plus tôt, Serge Bouchard disait encore qu’il ne lui restait que quelques jours à patienter avant de retrouver le micro et ses auditeurs, complices de ses réflexions.
Je ne connaissais pas Serge Bouchard personnellement, mais je l’ai entendu tant de fois et j’ai lu ses mots si souvent que son départ a résonné comme si un ami était parti. C’est ça aussi, la radio. Cette impression de proximité créée par l’écoute d’une voix, parfois dans des instants de solitude, de déplacement ou de repos. Cette présence, simplement, régulière comme un métronome. On se laisse accompagner et rapidement s’installe l’illusion de se connaître un peu.
Derrière cette voix, l’homme n’était pas qu’auteur ou tête d’affiche. Il se faisait surtout et d’abord profondément humain, jusqu’à aimer – et dénoncer lorsqu’il le fallait – les pires travers de cette humanité.
Dans les textes laissés derrière lui, un regard lucide et parfois brutal de vérité. Il affectionnait le territoire tout en repoussant ses frontières. Il tentait de rassembler tout en soulignant les nuances à respecter. Il revisitait le sens des mots entendus mille fois, précisant que Manitoba signifie « passage du Grand Esprit » et que la province avait été nommée ainsi sous l’insistance de Louis Riel. On peut y voir une certaine ironie considérant le sort qui a été réservé à ce patriote. Il appréciait l’Abitibi et son Témiscamingue, deux territoires qu’il savait distinguer pour ce qu’ils sont, avec leurs différences géographiques, historiques et la distinction de leur ADN.
PLUS QU’UN HÉRITAGE, UN DEVOIR DE SAUVEGARDE
Après des années de survivance, un virage s’est amorcé à l’égard des Premières Nations. Une prise de conscience collective a émergé devant l’ampleur des horreurs subies.
Très tôt, dans son métier d’anthropologue, Serge Bouchard s’est aussi intéressé à la nordicité, aux Premiers Peuples, à la richesse de l’histoire et de la culture et des langues des Premières Nations.« Le Canada ne reconnaît pas aucun génocide à l’intérieur de ses frontières. C’est factuellement faux », a encore affirmé Serge Bouchard.
Notre pays reconnaît l’histoire douloureuse du génocide arménien, l’Holocauste, le génocide du Rwanda. Autant de drames connus, commémorés, étudiés, décryptés et pour lesquels il y a eu excuses et réparations. Enfin, réparations dans la mesure où il est possible de repriser et réunir ce qui a été mis en lambeaux par la seule haine de l’autre.
Bien sûr, il y a eu les travaux des deux grandes commissions, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec et la Commission de vérité et réconciliation au Canada. Une enquête publique se penche aussi sur le décès de Joyce Echaquan, une femme atikamekw, qui a rendu l’âme à l’hôpital de Joliette dans des circonstances dégradantes. D’autres efforts de documentation sont en cours pour révéler au jour les violences obstétricales et les stérilisations forcées dont ont été victimes des femmes autochtones qui ignoraient qu’en se présentant en salle d’accouchement, elles en ressortiraient nouvelles mères et stériles.
Ces témoignages s’ajoutent aux richesses du passé, ces savoirs légués à ceux qui sont venus l’Amérique, qui ont poussé la curiosité jusqu’au fond des terres. Il faut dorénavant réhabiliter l’histoire non pas uniquement pour excuser ou guérir le passé, mais pour planifier demain et faire en sorte que toutes et tous aient un avenir où s’épanouir, rayonner et vivre dans la fierté.
Il y aura d’autres anthropologues, d’autres analystes, d’autres porteurs de mémoires qui monteront à la tribune, mais si chacune et chacun s’investit à faire en sorte de garder ces nations vivantes, de leur permettre de renouer avec une culture à diffuser et surtout à ne plus taire, mais à cohabiter, alors il n’y aura plus d’oubliés.