Il y a des histoires qui germent quelque part, dans le lointain de l’espace-temps. Le temps que le destin s’occupe de réunir les ingrédients rares d’une recette précieuse. L’Abitibi étant une terre propice au merveilleux, il n’est pas surprenant que ce soit par ici que les routes de deux créateurs de génies se croisent, au détour de la visite d’une murale, quelque part à Rouyn-Noranda. C’est en 2019, lors d’une tournée de spectacle, que Fred Pellerin recroise Annie Boulanger. Ce n’est pas leur première rencontre, mais cette fois, un projet de livre jeunesse qui dort dans son carnet ne demande qu’à se livrer aux bons soins d’une illustratrice à l’imagination débordante. Un nouveau chemin s’ouvre alors pour Annie Boulanger, et il la mènera jusqu’à Saint-Élie-de-Caxton.
Comme le reste des projets de l’humanité, le livre a dû être patient, la pandémie exigeant une pause en toute chose. En 2021, comme au sortir d’une grande torpeur, Fred revient frapper à la porte. Pendant des mois, Annie se met à sa table à dessin, old school, avec pinceaux, encre et aquarelle. Un travail rempli de finesse et de tendresse. Et la voilà, La course de petits bateaux, sur les tablettes de toutes les bonnes librairies du Québec depuis le 3 novembre dernier. Curieuse d’avoir leurs impressions sur cette collaboration nouvelle, j’ai demandé à Fred et Annie de répondre à quelques questions, en toute simplicité.
Lorsqu’on lui demande quel est l’intérêt de révéler son imaginaire par l’entremise de celui de quelqu’un d’autre, ici en illustration, mais aussi parfois avec la musique, le cinéma, Fred Pellerin répond : « Le métier de conteur est un métier solitaire. J’ai beau charrier un village, je reste seul dans mes écritures, seul sur scène. Aller me frotter à d’autres créateurs, collaborer à des projets, ça vient chercher ce plaisir que j’ai dans la vie et qui s’appelle la rencontre. Du même coup, parce que ça pousse mes histoires dans des formats inhabituels pour moi, ça oblige à les repenser, à les refaire. Ça les enrichit, et ça m’apprend plein de choses. »
Pour Annie Boulanger, « ce qui a été incroyablement nourrissant, c’est la confiance inébranlable qu’a eue Fred en moi et mon travail, et l’ouverture hors norme qu’il a manifestée d’emblée à mes idées et propositions. Dès que j’ai embarqué à bord, son projet est devenu, dans sa bouche, notre projet; il m’a fait une place à laquelle je ne m’attendais pas, a accueilli mes idées à bras ouverts, et j’ai compris à quel point il espère sincèrement, dans un processus créatif, que les parties s’arriment pour se multiplier. Cette liberté-là donne des ailes, de l’élan », raconte l’illustratrice.
Pour le conteur qui en est à son premier livre jeunesse, l’univers de l’illustration apporte de l’eau au moulin de la création. « J’ai eu plusieurs belles et grandes surprises devant le travail d’Annie. Elle m’a offert le privilège d’être témoin de l’évolution de ses illustrations. J’ai adoré voir aller ça. J’ai vu les croquis, les esquisses, les dessins, les retouches, les doutes, les couleurs… À la fin, j’ai même vu Annie! Elle est débarquée chez nous avec une grande chemise de carton qui contenait l’ensemble de l’œuvre, sur vrai papier, en vrais crayons et aquarelles. T’sais! Au fil des mois, j’ai été aussi étonné de découvrir à quel point les images donnent de l’envergure, ajoutent et nourrissent ce qui se trouve en germe dans le texte. L’image de l’inventaire du magasin chez Toussaint fait un bel exemple de ça. Deux ou trois phrases dans mon texte, mais des dizaines de détails et belles folies déployées dans l’image », raconte Fred.
Mais on peut quand même se demander, pour une nouvelle collaboratrice, ce qu’on ressent devant un personnage comme Fred, quel genre de défi ça pose. « Mon plus gros défi? Arriver à me sentir à la hauteur.Pourtant, au contact de Fred, on perçoit immédiatement toute sa simplicité, sa bienveillance, sa gentillesse : il parvient vite à faire oublier l’ampleur du personnage public et à donner l’impression qu’on est auprès d’un ami. Il devient simplement Fred. C’est ça qui fait qu’au détour d’une conversation, on ose lui lancer, “T’sais que j’aimerais vraiment ça travailler avec toi un de ces quatre!” »Comme quoi, c’est parfois payant d’oser nommer ses rêves à voix haute!
Ce rêve, Annie le caressait en silence depuis 2006. « Si, à l’époque j’étais une illustratrice encore trop verte qui doutait de tout, je me suis dit que là, quinze ans plus tard, forte de mon expérience en illustration et de plus d’assurance, j’étais fin prête à affronter le défi… Sauf que j’avais sous-estimé le vertige qui vient avec le fait de se percher sur l’épaule de ce géant-là », confie l’illustratrice.
Je ne conterai pas l’histoire de cette course de petits bateaux, je vous laisse le bonheur de la découvrir par vous-même. Mais le vertige d’Annie vient peut-être du fait qu’à travers cette rencontre, elle s’est hissée aussi à la hauteur des géants, avec un livre émouvant, empreint de sensibilité et de force, où les images renvoient un écho vibrant à la profondeur discrète du texte.