DOMINIC RUEL 

Je suis tombé dernièrement sur des mots de 1946, des mots de René Grousset, un historien des croisades et des sociétés orientales; des mots qui résonnent à travers les siècles et qui traduisent certainement notre temps occidental, comme une règle de grammaire de l’Histoire : « Aucune civilisation n’est détruite du dehors sans s’être d’abord ruinée elle-même. » En gros : une société n’est pas vaincue, elle s’abandonne. 

Rome, 476. Les barbares entraient dans la ville, c’était la fin de l’Empire romain, cette espèce de ciment qui tenait l’Europe ensemble. Avant même les invasions, Rome souffrait de maux qui vont causer sa perte. À la corruption, la crise économique, l’inflation et la surimposition, on pouvait ajouter un déclin moral certain, la perte du sens du devoir et l’effritement du sentiment d’appartenance. L’Empire romain reposait sur la discipline, la loi et sa culture, propagées jusqu’aux frontières. Il était donc condamné. Même phénomène à Byzance, l’Histoire se répète, mille ans plus tard : fiscalité lourde, dépendance aux produits extérieurs et identité fracturée à la suite des croisades. La cité était à prendre : on discutait du sexe des anges – Ne riez pas! – quand les envahisseurs se tenaient aux portes de la ville. 

Que montrent Rome et Byzance? On pourrait trouver d’autres exemples historiques, d’autres empires et d’autres défaites qui ont inspiré très certainement à Grousset sa conclusion directe, sans nuances et sans appel. D’abord que la décadence d’une civilisation commence de l’intérieur, avant même les invasions ou les conquêtes qui sont des catalyseurs, en somme, d’un affaiblissement déjà en cours. Cet affaiblissement est souvent volontaire ou, du moins, su, depuis longtemps : corruption, perte de confiance dans les institutions et rejet des bases culturelles communes. Une forme de suicide, au fond. Grousset parle de l’oubli de la « raison d’être » d’une civilisation : celle-ci ne sait plus pourquoi elle existe, ses idées ne parlent plus à ceux qui la composent. 

L’Occident serait-il miné de l’intérieur et prêt à tomber? Des symptômes sont apparents et connus depuis Rome et Byzance : le relativisme moral, une perte certaine de repères, un individualisme de plus en plus marqué, voire un narcissisme poussé par les réseaux sociaux, la fragmentation culturelle et la multiplication des cases ainsi que le rejet lent, mais certain, des héritages historiques et des socles communs.  

Le philosophe Michel Onfray, dans son ouvrage Décadence, dit des choses semblables à Grousset. Son diagnostic sur notre monde occidental est tout aussi franc, sans raccourcis, peut-être un brin provocateur. Nos valeurs fondatrices ont été abandonnées, notre société est minée par la superficialité, la vulgarité, le culte de la célébrité et la perte du sens profond de notre culture.  

Onfray n’est ni optimiste ni pessimiste, mais tragique : les civilisations sont des organismes vivants, qui naissent, croissent, atteignent un apogée, puis déclinent et meurent. Bien souvent, par leur propre faute en premier. 


Auteur/trice

Abitibien d’adoption, Valdorien depuis 20 ans, Dominic Ruel est enseignant en histoire et géographie au secondaire. Il contribue à L’Indice bohémien par ses chroniques depuis les tout débuts, en 2009. Il a été président du CA de 2015 à 2017. Il a milité en politique, fait un peu de radio, s’est impliqué sur le Conseil de son quartier et a siégé sur le CA du FRIMAT. Il aime la lecture et rêve d’écrire un roman ou un essai un jour. Il est surtout père de trois enfants.