LISE MILLETTE 

Tout juste avant que le rideau ne tombe sur un autre 24 heures sur Terre, l’artiste prend sa palette, y dépose trois petits pigments – rouge, bleu, jaune – et les mélange. 

Il tapisse ensuite la voûte en traits de spatule allongés, en dégradé. Il observe ensuite son œuvre, quelques instants, avant de jeter une toile et d’y déposer des faisceaux de lumière, comme des bougies. Toutes les 24 heures sur Terre, il reprend son travail, il joue entre les nuages, peintures éphémères en offrande aux personnes qui auront le temps de lever les yeux, de s’arrêter un instant, de jeter un regard furtif ou qui s’étaient donné rendez-vous sur un cap, une plage, un bout de rue sans obstacle… 

Photographe : Lise Millette

Qu’importe s’il pleut des Hommes ou que les Hommes ne tombent, fauchés; que s’entredéchirent des rivaux d’opinions dans des tranchées qui se creusent; qu’inondent des marées de tiraillements sans possibles perspectives de pouvoir rapprocher les points de vue; que se jouent des drames et des théâtres injustes devant des spectateurs impuissants qui n’ont d’autres armes que leurs mots ou leurs pancartes où figurent une colombe ou les mots « Arrêtez le massacre » : toutes les 24 heures sur Terre, il y aura ce mouvement qui fera en sorte de passer d’aujourd’hui à hier ou d’aujourd’hui à demain. 

N’empêche, ce sentiment de rester là, avec rien de plus que l’indignation comme contrepoids aux abus et aux obus, nous laisse bien peu, sinon une colère qui grandit quand on n’est qu’un piquet, debout mais limité. Et pourtant, toutes les 24 heures sur Terre, s’expose au ciel une aquarelle dans l’air du temps

Il en va du cycle et de la rotation de la Terre. L’inclinaison fait en sorte qu’au bout du jour, la lumière solaire perd la partie inférieure de son spectre et, du même souffle, ne permet qu’aux ondes les plus longues de passer. Le rouge semble de la sorte mieux traverser les couches de l’atmosphère, et ainsi se composent les couchers de soleil aux teintes vives et orangées, une explication qui découle de la théorie de la diffusion de Rayleigh (de son vrai nom, John William Strutt). Physicien britannique, prix Nobel de physique en 1904, ses travaux en mathématiques ont permis des rapprochements entre l’optique et les systèmes vibratoires. 

ET S’IL Y EN AVAIT MÊME DEUX 

Et si toutes les 24 heures sur Terre l’artiste prenait sa palette pour y déposer ses pigments ou que deux peintres spécialistes en voûtes se relayaient, inlassablement, pour offrir, en prière pour le monde, un arrêt sur image pour faire fondre en transition toutes les nuances de nos vies telles des tempêtes de couleurs qui s’entremêlent? 

Mon horaire de travail me permet moins de voir naître le jour et ces levers qui reprennent la même théorie des ondes qui franchissent les couches de l’atmosphère, mais il y a ainsi, toutes les 24 heures sur Terre, deux offrandes de beauté pour envelopper le ciel malgré ce lourd, ce laid et ce triste dans lesquels on peut baigner. 

Devant l’immensément grand et ces aquarelles de l’air du temps, grandioses et magnifiques, les spectateurs sont aussi impuissants. Pas de pancarte ni de manifestation, par contre, au levant et couchant, sinon peut-être l’occasion de les saisir en photos – tout en sachant que ça ne rendra jamais complètement justice à l’original. Les reproductions ne sont en somme que des reproductions. 

Je ne suggère pas de faire comme si le lointain ne nous regardait pas, ni de nous contraindre à accepter silencieusement les limites de nos actions isolées, ni même de penser que les gestes ne servent à rien. Je nous invite plutôt à prendre part à ces expositions furtives et démocratiquement accessibles à condition de pouvoir lever les yeux. C’est là, ça existe, c’est à saisir. 

Ce soir-là, je marchais en rentrant chez-moi dans l’automne frais, le col remonté et les panneaux de ma veste de laine bien croisés pour garder ma chaleur corporelle. J’accélérais le pas et j’avançais, pressée que cette journée se termine après quelques différends et frustrations devant des situations injustes pour lesquelles je ne pouvais rien faire. Ça m’irrite quand il n’y a pas de voie de passage. Puis, j’ai vu que la lumière changeait. En tournant la tête, j’ai vu bouger la spatule qui étalait une grande bande de jaune. Le ciel en point de fuite, le disque qui disparaissait à l’horizon. Je me suis arrêtée sur le coin d’une rue. J’aimerais avoir le génie de cet artiste aux aquarelles éphémères. À défaut, j’aime être la complice qui peut avoir le temps d’admirer ce qu’il fait de l’air du temps. 


Auteur/trice

Lise Millette est journaliste depuis 1998, tant à l'écrit qu'à la radio. Elle a également été présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). En Abitibi-Témiscamingue, elle a été rédactrice en chef de L'Indice bohémien en 2017 et depuis, elle continue de collaborer avec le journal.