LISE MILLETTE
La vie m’a permis de porter et de voir grandir trois enfants. Ils sont, à ce jour, ce que j’ai réussi à faire de plus beau. Deux filles et un garçon, qui ont grandi dans toute leur complexité, leur intelligence et leur sensibilité. Ce sont les œuvres vivantes de tout l’amour que j’ai tenté de leur donner, dans la plus grande imperfection de ce que j’ai pu être comme mère.
Maman au travail, mère célibataire, mère proche aidante, parfois dépassée, pas toujours à quatre-épingles (rarement en fait).
Plus jeune… j’ai souhaité n’avoir que des garçons, pour éviter d’avoir à angoisser. Je voulais m’épargner cette peur d’avoir toujours à craindre qu’une personne puisse avoir le dessus sur mes filles.
J’ai eu des filles à qui j’ai voulu apprendre à être fortes, déterminées et confiantes.
Je dois néanmoins avouer que j’ai cette tristesse, lourde et pesante, de réaliser que jamais, je n’ai pu les voir sans cette arrière-pensée, sans cette crainte, qu’elles puissent être des cibles potentielles, et ce, avant même d’être des femmes accomplies.
Ça fait mal. Mal d’y penser et d’écrire que ce spectre demeure parce que tout le monde n’est pas égal. Les statistiques le démontrent. En 2024, 187 femmes et filles ont été tuées au Canada selon les données de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la réconciliation.
Ce n’est pas normal.
Je devrais être en colère. On pourrait l’être, plusieurs le sont. Je n’ai pas ce sentiment. Je suis profondément triste devant cette incapacité à me sentir égale dans la légèreté de marcher dans les villes denses, de me promener seule dans les rues, de déambuler à la nuit tombée – à condition d’être à proximité d’un éclairage pour rester loin des zones d’ombres.
Il y a une fatigue à porter ce poids d’être femme.
Plus jeune, je croyais que le refus d’être étiquetée comme « sexe faible » suffirait. Qu’en se donnant le droit de prendre la parole, de parler haut et fort, de briser des plafonds et des murs de verre s’il le faut suffirait à faire en sorte de faire disparaître les fossés. De niveler, si l’on veut, l’écart entre le sentiment d’être libre et d’avoir à réclamer des droits.
Le mur, je n’ai pu l’éviter. Même en me croyant invincible. Même en ayant érigé des plans. Même en m’entraînant pour avoir tout ce qu’il faut pour apprendre à contrer. J’ai percuté ce mur et senti le vide sous mes pieds. Un pénible constat a émergé : plus t’es forte, plus t’es une cible de choix.
Je ne suis plus si jeune, mes tempes ont blanchi, mais je n’en ai pas terminé avec la vulnérabilité. Et s’il faut que je reste en état de veille, je veillerai.
Je braverai les coins sombres parce que je veux repousser la peur. Je prendrai parole pour ne pas taire le feu. Je serai porte-voix pour que résonne cet appel à plus d’humanité, l’humanité n’étant ni homme ni femme, mais genre humain inclusif.
Mes enfants sont merveilleux. Ils ont grandi avec la somme de toutes mes peurs et le total de tous mes espoirs en répétant qu’il faut faire preuve d’assurance, de confiance et de détermination.
À eux trois, ils constituent le moteur de mes actions et leur présence a souvent été une raison pour ne pas rester écrasée sous les débris du mur.
Ils sont formidables et mes filles sont fortes, brillantes, assurées. Pour eux, l’avenir est encore neuf.
J’espère qu’ils verront le jour où chaque personne sentira la liberté et l’agilité d’exister en toute égalité, le cœur léger.