On m’a demandé un éditorial sur les femmes, j’ai plutôt choisi de vous parler de ma grand-mère Thérèse, qui nous a quittés en novembre dernier. Elle allait avoir 96 ans en mars 2023. Devant ses beaux yeux aimants de fille, de sœur, de nièce, d’épouse, de mère, d’amie, de grand-mère, elle a vu défiler presque un siècle de notre petite histoire, une histoire qui se transforme peu à peu.

Enfant, les perceptions qu’on a de sa grand-mère sont souvent teintées de ce lien privilégié qui nous unit à elle, simple et tendre. Toutefois, une fois adulte, ces perceptions d’elle en tant que femme se sont enrichies d’autres éclairages, plus complexes, plus en clair-obscur. En 2004, alors étudiante à l’université, je faisais un projet de photos dans lequel je cherchais à comprendre comment les gens aiment se voir représenter en photographie. Après avoir passé un premier semestre à la rencontre de personnalités narcissiques, entourée dans mes classes de citadines et citadins intellectuels universitaires anglophones, je me suis tournée vers le monde ordinaire qui m’entourait. J’ai demandé à ma grand-mère si elle acceptait que je la prenne en photo, en lui laissant le choix de la mise en scène. Elle avait décidé de poser en jouant du piano, sa lubie du moment. En complément de l’image, les figurantes et figurants devaient répondre à quelques questions : « Qui êtes-vous? Comment vous définissez-vous? » À quoi ma grand-mère avait répondu : « Je suis catholique pratiquante, mère de cinq enfants. Une femme d’intérieur moyenne. »

Je suis toujours restée troublée de cette réponse mystérieuse. « Femme d’intérieur moyenne ». Ça semblait tellement réducteur. C’est vrai qu’à l’époque où elle s’est mariée, dans les années 1950, on endoctrinait les filles avec le Guide de la parfaite ménagère : « Prenez quinze minutes pour vous reposer afin d’être détendue lorsqu’il rentre. Retouchez votre maquillage, mettez un ruban dans vos cheveux et soyez fraîche et avenante. En définitive, veiller à son confort vous procurera une immense satisfaction personnelle. Écoutez-le, laissez-le parler d’abord, souvenez-vous que ses sujets de conversation sont plus importants que les vôtres. Ne remettez jamais en cause son jugement ou son intégrité. Souvenez-vous qu’il est le maître du foyer et qu’en tant que tel, il exercera toujours sa volonté avec justice et honnêteté. Si vous avez des petits passe-temps, faites en sorte de ne pas l’ennuyer en lui parlant, car les centres d’intérêt des femmes sont souvent assez insignifiants comparés à ceux des hommes. » Voilà!

La culture de l’époque a tenté de circonscrire les femmes dans le territoire domestique et de les définir comme insignifiantes. Rares sont celles qui occupaient un emploi intéressant, poursuivaient des études supérieures, possédaient des entreprises, voire développaient leur « plein potentiel ». Pas étonnant que dans ce contexte empreint de culture religieuse machiste et patriarcale, une femme comme ma grand-mère se soit définie en fonction des attentes que la société avait envers son rôle de femme au foyer. La famille n’est pourtant qu’un angle parmi tant d’autres pour prendre la mesure d’une personne. Ma grand-mère est une femme qui a eu un sens de l’engagement communautaire hors du commun et qui a toujours veillé au bien-être des autres. Elle était beaucoup plus qu’une « femme d’intérieur moyenne ».
L’histoire de l’art n’a pas fait meilleure figure quant à la place accordée aux femmes dans la sphère publique. Depuis quelques mois, je participe à un projet de création autour du 100e anniversaire de naissance de l’écrivain phare de la beat generation, Jack Kerouac. Dans l’entourage de cet écrivain mythique évoluaient des femmes créatrices plus que pertinentes, des poètes percutantes et avant-gardistes : Diane di Prima, Hettie Jones, ruth weiss, Lenore Kandel et bien d’autres encore dont on peine à trouver des traces.

On a réservé à ces créatrices le même sort qui a jadis été réservé à Hilma af Klint, la toute première artiste qui s’est consacrée à l’art abstrait. Dès 1906, cette peintre, dans le secret de son atelier, peignait des formes abstraites dont l’inspiration lui venait de textes philosophiques. Pourtant, c’est à Kandinsky qu’on attribue le statut de « père » de l’abstraction, alors que sa première œuvre du genre date de 1910. L’histoire, encore une fois, aura failli à la tâche en laissant dans l’ombre une artiste d’une grande importance. Au Québec, les femmes du Refus global ont connu les mêmes écueils. Borduas lui-même avait d’abord refusé qu’elles signent le manifeste! Pourtant nombreuses, leur présence et leur participation active au mouvement social que le groupe contestataire avait mis en place n’étaient pas du tout anecdotiques. Même que le risque qu’elles prenaient pour leur carrière et leur statut social était disproportionné par rapport à celui de leurs camarades masculins.

Je me demande tout ce qu’on a perdu comme société à ne pas déployer tout le potentiel de ces femmes, affairées à la vie domestique, à ne pas reconnaître à leur juste valeur toutes ces artistes incroyables qui ont eu la chance et l’audace de s’adonner à leur vocation de créatrices. Je me demande ce que serait le monde aujourd’hui si les femmes avaient pu infiltrer la sphère publique plus tôt dans l’histoire… la politique, la gouvernance, les affaires, la science, etc. Il serait meilleur, j’en suis convaincue.

Aujourd’hui, heureusement, nos créatrices de l’Abitibi-Témiscamingue rayonnent plus que jamais. Parcourez les pages de L’Indice bohémien pour les suivre. Ça me réjouit, vraiment. J’ai hâte de voir dans deux générations ce que feront nos enfants de l’héritage qu’on leur crée. En partageant de façon plus juste les charges familiales, en écrivant l’histoire avec des voix multiples.


Auteur/trice