Chaque année depuis maintenant 19 ans, près de 800 cégépiens et cégépiennes du Québec participent à un « club de lecture » provincial : le Prix littéraire des collégiens. En effet, chaque édition propose cinq romans parus dans l’année. Les étudiants et étudiantes débattent dans chaque cégep, puis envoient un ou une représentante aux délibérations, qui ont lieu à Québec début avril. Ce prix est très couru parmi les écrivains et écrivaines québécois, car il permet de rejoindre la relève des lecteurs et lectrices, et aussi, le lauréat ou la lauréate obtient une vitrine hors pair pour son livre, assurément.
Jean-Christophe Réhel, gagnant de l’édition 2019, en dit ceci : « Vous allez rencontrer des jeunes allumés, passionnés et articulés qui vont vous poser une TONNE de questions et qui vont vraiment s’intéresser à votre travail. Alors, profitez-en, ça ne passe pas souvent dans une vie… »
Le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue participe à l’évènement chaque année, et vous offre aujourd’hui quatre critiques réalisées par les participants et participantes. Vous trouverez ici les textes de Sarah-Maude Auger, Marjorie Blais, Mélissa Jacob et Élie Nkoy-Mbomba. Un grand bravo à ces lecteurs et lectrices sensibles, allumés et pertinents. Bonnes découvertes!
LÀ OÙ JE ME TERRE
MÉLISSA JACOB
Caroline Dawson nous plonge dans une réalité aussi vraie que choquante dans son roman autobiographique Là où je me terre, publié en 2021. Ce dernier raconte l’histoire de Caroline, de l’âge de sept ans à sa vie d’adulte. Sa famille décide de fuir le Chili et de venir s’installer au Québec. Après avoir été gardée en quarantaine, la famille a pu se trouver un appartement. Ne parlant pas un mot français, Caroline et ses frères sont envoyés dans des écoles spécialisées avec d’autres enfants immigrés. Leurs parents se trouvent de nombreux emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Caroline s’imprègne de la langue française comme une éponge le ferait avec de l’eau. Ce faisant, la fillette renonce également à sa propre culture. Elle la rejette volontairement au profit de la culture québécoise. Elle devient la meilleure de son école en français et elle est tranquillement intégrée aux écoles publiques. Victime de racisme, elle est laissée de côté malgré son désir de s’intégrer, de devenir « une p’tite Julie » (p.66). Caroline continue ses études au cégep, puis à l’université en sociologie.
Là où je me terre traite d’immigration, de la difficulté de s’intégrer dans une société qui ne parle pas la même langue, qui ne partage pas la même culture. Ce roman montre vraiment à quel point une personne immigrante doit effacer une partie de son identité, simplement pour pouvoir mieux s’intégrer à la société. De plus, les liens familiaux sont importants dans ce roman, en particulier la relation mère-fille. Caroline et sa mère sont très proches et de nombreuses décisions de Caroline sont influencées par la présence et le travail de sa mère.
Le récit est linéaire et facile à suivre. On passe d’un point A à un point B sans accrocs. On passe de l’enfance de Caroline à sa vie d’adulte. Il y a de nombreux sauts dans le temps, mais ils ne servent qu’à accélérer l’histoire et montrer les moments importants dans la vie de Caroline. L’écriture est accessible à tous, ce qui est une bonne chose. Ça permet un plus grand lectorat. On pourrait peut-être considérer que l’écriture est « trop simple » pour être finaliste au Prix littéraire des collégiens, mais au contraire, cela ne fait qu’ajouter du charme au roman. En revanche, le fait qu’on survole environ vingt ans de vie en deux cents pages ne permet pas d’aller en profondeur dans chaque épisode, mais permet toutefois de se concentrer sur ce qui est important.
Bref, Là où je me terre nous embarque dans des montagnes russes d’émotions. Tout le monde peut se reconnaître, que ce soit dans Caroline ou dans les « p’tites Julie ». Ce roman vaut assurément le détour.
ENTRE DOUCEUR ET AMERTUME
MARJORIE BLAIS
« On perd les gens qu’on aime de tant de façon, encore et encore. Il faut accepter qu’un jour il ne restera que des phrases pour nous redonner leurs voix, l’émotion nue, qui ressurgit dont ne sait où. » Redonner les voix aux personnages, c’est ce que l’auteur Alain Farah fait dans le roman Mille secrets mille dangers, qui relate l’histoire d’Alain, âgé de 28 ans, et qui a fait partie des œuvres en lice pour le Prix littéraire des collégiens, édition 2022.
Depuis son enfance, Alain a connu bien des obstacles : le divorce de ses parents, un amour non réciproque, une maladie chronique, des angoisses et des insomnies. Le jour où il se marie avec Virginie, il replonge dans cette époque qu’il ne souhaitait pas revisiter. Bien que cette journée de célébrations soit remplie de souvenirs douloureux et d’imprévus, cela permet à Alain de réaliser l’immense chance qu’il a d’être si bien entouré et aimé. Le récit de douze chapitres entremêle les moments heureux du mariage avec la souffrance du passé et la tristesse d’un deuil à venir. L’histoire est généralement axée sur Alain, mais il arrive quelques fois qu’on s’attarde à d’autres personnages, ce qui donne un éclairage varié sur la vie de cet antihéros.
Pour ma part, j’ai adoré Mille secrets mille dangers et je le recommande grandement. C’est un livre touchant et captivant, et ce, dès les premières pages. Les sauts dans le temps et les divisions des chapitres sèment parfois la confusion chez le lecteur, mais cela est largement compensé par la plume de l’auteur ainsi que par la richesse des personnages. En effet, à la fois simple et poétique, le roman est léger et facile à lire, malgré la présence de certains sujets un peu plus lourds comme la mort et la maladie. De plus, on s’attache rapidement aux personnages que l’on suit à travers les péripéties. Que ce soit par la malchance d’Alain, par les idées extravagantes de son cousin, par la bonté de son amie Myriam, par l’hystérie de la mère du marié, ou encore par le calme de son père, chaque personnage se distingue et fait passer le lecteur par plusieurs émotions.
Bref, ce roman démontre bien que l’amour, l’amitié et la famille triomphent face aux épreuves les plus difficiles. Il rappelle aux lectrices et lecteurs de profiter de la vie, car celle-ci peut parfois prendre des tournants inattendus.
MORI, COLORIS, LAURIE, EUPHORIE
ÉLIE NKOY-MBOMBA
« Déjanté », « philosophique », « magique », « fantastique » qualifient le premier roman de Paul Serge Forest. Cependant, ces adjectifs ne suffisent pas à en donner un aperçu. C’est une histoire ambitieuse au texte complexe et expérimental, aux retournements de situation poignants, qui sort le lecteur de sa zone de confort de plusieurs façons, qui nous attend ici.
Le livre met en scène la famille Lelarge, qui possède la plus grande compagnie de pêche de la Côte-Nord, ainsi que son entourage, juste après la mort du grand-père. Quand le chef de la Commission des pêcheries de la région remarque des évènements mystérieux, il se met à enquêter et tente de percer le mystère relié à Mori, un nouvel arrivant dont les intentions sont difficiles à cerner. En arrivant sur la Côte-Nord, celui-ci s’attache à Laurie, une ado rebelle en pleine découverte d’elle-même. Baie-Trinité est alors prise dans un tourbillon de péripéties incluant le fiasco d’un restaurant, l’apparition d’un énigmatique Japonais, des disparitions inexpliquées et la découverte d’une nouvelle couleur qui apparaît dans le sperme des gens (?!).
Tout est ori présente plusieurs facettes. C’est à la fois un polar humoristique et un roman initiatique. Le tout est entrecoupé d’intermèdes sur les fruits de mer, calmant le rythme frénétique de l’histoire : « Les couteaux [des mollusques] rompent la continuité. Ce que les intermèdes font avec le temps, ils le font avec la matière. » La narration varie selon les chapitres, mais peu importe la perspective de l’histoire, la plume de Paul Serge Forest reste toujours novatrice.
La témérité de l’écriture du Nord-Côtier est cependant une épée à double tranchant. D’un côté, certains termes trop recherchés ne s’associent pas aussi bien à la situation qu’ils l’auraient pu. Rajoutons à cela l’omniprésence de la sexualité, parfois décrite sur plusieurs paragraphes, ainsi que le name-dropping de domaines très nichés comme le jazz contemporain et les romans érotiques français qui peuvent rendre le livre difficile d’accès, même pour les lecteurs aguerris. D’un autre côté, ses métaphores sont inédites, l’auteur joue avec les mots et il utilise des termes inattendus, créant un effet loufoque. On peut d’ailleurs voir que les inspirations de l’auteur sont variées par ses références venant de plusieurs domaines.
Bref, si un lecteur s’aventure dans le monde surréaliste de Tout est ori, il sera récompensé par des personnages complets et attachants, décrits avec pessimisme et humour, le tout dans une langue québécoise audacieuse.
VALIDE : UNE VISION DU MONDE QUI SORT DE L’ORDINAIRE
SARAH-MAUDE AUGER
Depuis les philosophes grecs, les grands intellectuels veulent prédire le destin de l’homme alors, aujourd’hui, les auteurs illustrent leurs visions de l’avenir grâce à la littérature d’anticipation. Valide, écrit par Chris Bergeron, est une autobiographie de science-fiction qui participe à ce genre littéraire. Le roman plonge ses lecteurs dans un univers sombre et lugubre, car les humains vivent dans une dystopie. En somme, l’autoactualisation est une idéologie qui n’existe plus. Les relations interpersonnelles ne sont plus valorisées et la population est dépendante de l’intelligence artificielle. Chaque individu doit fournir ses souvenirs les plus chers à de petits assistants virtuels qui se nomment David. Ce récit raconte le vécu d’une femme transgenre et l’évolution de ses combats dans une société qui lui a enlevé ses droits. Cette femme illustre sa vie en tant que Christian, mais aussi en tant que Christelle. Peut-on être valide en tant que femme ou en tant qu’homme, dans cet avenir pas si lointain? De plus, le quotidien est contrôlé par les pandémies et les confinements, ce qui fait que la population se trouve isolée de la vie extérieure et que les gens ne peuvent plus se fréquenter. En raison des caractéristiques fondamentales des humains, les individus ne peuvent pas survivre en solitude, donc ceci explique comment David est devenu un compagnon de l’homme. En somme, l’œuvre littéraire de Chris Bergeron remet en question le rôle de la technologie dans nos vies ainsi que la liberté des sociétés.
L’écrivaine de ce roman illustre ses propos avec authenticité, alors il n’y a rien de superflu. Le niveau de langue est accessible à tous, le roman peut donc être apprécié par un grand public. D’ailleurs, Christelle fait appel, à quelques reprises, à des références de la culture populaire lors de son monologue : « Ou encore Chris, l’hybride, l’entre-deux, chausséˑe comme Prince, maquilléˑe comme Bowie » (p.97). Ce choix littéraire immerge les lecteurs dans le monde de Chris Bergeron.
L’acceptation de soi est un thème universel, alors plusieurs peuvent être interpellés par l’œuvre. Cependant, certains peuvent critiquer quelques éléments du bouquin, car l’autrice semble s’inspirer des œuvres de la science-fiction, et les lecteurs ne veulent pas nécessairement lire des reprises de grands classiques. C’est simple, on veut du nouveau. Avec tout cela, il est juste d’affirmer que cette œuvre littéraire est captivante, car plusieurs peuvent s’identifier à des caractéristiques du personnage principal, et je ne peux nier que l’héroïne de ce récit est une militante pour les femmes : « Ce qui nous distingue des hommes, je crois plus que jamais que c’est le fait que nous n’avons pas le droit de prendre congé de la perception de nos corps » (p. 126). Pour conclure, Chris Bergeron offre une vision du monde qui sort de l’ordinaire, mais qui malheureusement pourrait sembler normale dans quelques années.