– FEMMES –

BÉATRIZ MEDIAVILLA

Anecdote. On est en 1992. J’étudie en cinéma à l’université et je fais mes débuts sur des plateaux professionnels en tant qu’assistante de production… bénévole. La personne qui m’a engagée m’a dit avoir une « couple de cent piasses » pour que je sois son assistante. À la fin du tournage, elle n’a pas d’argent sur elle. Il me dit (détail, cette personne est un homme, un mâle alpha), on pourrait aller souper au resto vendredi, puis je te paye à ce moment-là… Bon. « OK », que je dis. Vendredi soir, il m’appelle. Finalement, il propose une fin de semaine dans un chalet des Laurentides. Je décline l’invitation que je trouve déplacée, douteuse et sans équivoque; et par le fait même, je décline la « couple de cent piasses » que devait être ma paye… C’était il y a trente ans. Les choses ont-elles changé? Oui, tout de même. Aujourd’hui, on sait que plus que jamais que les espaces sûrs (safe spaces) sont encore nécessaires pour tout un tas de minorités et de situations dans le monde du cinéma.

C’est un peu dans ce contexte que le projet Omega, chapeauté par Hélène Théberge, cinéaste émergeante de Rouyn-Noranda, a vu le jour. Elle raconte : « Le Collectif Omega est, à la base, un projet de maîtrise en création numérique, à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Au départ, nous étions six femmes, issues de différents domaines de la création numérique, qui avaient la volonté de faire des installations transmédiatiques afin de faire la prévention du harcèlement sexuel fait aux femmes. Nous voulions que notre projet puisse défendre une cause, et c’est en discutant au sein de notre équipe que nous avons réalisé que nous avions toutes étés victimes de harcèlement sexuel à un point dans notre vie. Or, c’est ainsi que l’équipe Omega est née. Le nom de l’équipe vient justement de tous ces essais de projets, avant de trouver notre voie. Étant la dernière lettre de l’alphabet grec, Oméga représente la dernière tentative de trouver un projet qui nous convient. »

Elle ajoute une précision importante : « Dans le cas de ce projet, il était davantage question de prendre la position de victimes de sexe féminin, étant donné que l’équipe Omega était constituée uniquement de femmes. La possibilité de victimes, masculines ou de toute autre identité binaire que ce soit, n’est aucunement exclue. Le but ici est de montrer une vision d’un problème, à travers ce qui est connu des membres de l’équipe. »

Le projet de départ était de faire vivre à des participantes et participants un parcours transmédiatique où différentes expériences de microagression et de harcèlement seraient scénarisées… Puis, la pandémie est arrivée, cinq des six membres du collectif ont dû rentrer en France et cette version du projet n’a pas vu le jour. Hélène Théberge a donc pris le relais et a adapté le tout à ses compétences et aptitudes, et le concept du Collectif Omega est né.

POURQUOI UN ESPACE SÛR, SAIN ET INCLUSIF POUR CRÉER EN 2022?

Hélène Théberge explique : « Le fondement du Collectif Omega se base sur la libre expression, notamment des femmes, lorsqu’il est question de faire la dénonciation de toutes les formes de violences sexuelles. Je voulais que les femmes aient une autre solution que la plainte formelle, afin de pouvoir se libérer d’un poids. Pour moi, il est essentiel de donner aux femmes ces outils, et de les accompagner dans tout le processus de création. Il y a ici une volonté de se rendre justice à soi-même, tout en étant capable de s’exprimer d’une manière artistique. Il est difficile pour les femmes de se faire une place dans des milieux d’hommes, plus particulièrement dans le domaine des arts médiatiques. Étant issue du domaine du cinéma, j’ai une grande sensibilité vis-à-vis de ce concept : encore beaucoup de films mettant de l’avant des personnages féminins sont écrits ou réalisés par des hommes. Il est temps de laisser entendre sa voix, et de faire des œuvres qui nous représentent. Et surtout, qui représentent notre vécu en tant que femmes. […] Je veux donner la chance à ces femmes d’obtenir les outils nécessaires pour y parvenir, et de leur donner la plateforme qu’elles méritent. »

Rappelons qu’« en Amérique [États-Unis], seuls environ 4 % des films produits sont réalisés par des femmes […] dans les écoles de cinéma, la répartition des genres est pourtant de 50/50 » (source : Geena Davis Institute). Je recommande d’ailleurs l’excellent documentaire This Changes Everything présentant les rigoureuses recherches de cet organisme, [qui est] disponible sur Netflix, mais dont vous n’avez probablement pas entendu parler… Doit-on s’en surprendre? Rares aussi sont les films qui passent le test de Bechdel. Pour rappel, trois règles simples : 1. Il doit y avoir au moins deux personnages qui ont un prénom et qui sont des femmes; 2. Qui se parlent; 3. À propos d’autre chose qu’un homme. Au Québec, bien que les choses avancent, la parité homme-femme est loin d’être atteinte et le ratio diminue dramatiquement si on considère les minorités (Source : Réalisatrices équitables).

LES RÉALISATIONS À CE JOUR

Le premier projet réalisé par le Collectif Omega est important pour Hélène Théberge. Il s’agit de son premier court-métrage documentaire, Cocotte, une œuvre intimiste et poignante que l’on a pu voir au dernier Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue (FCIAT), où la cinéaste se révèle et se libère en témoignant de son parcours à l’enfant qu’elle a été. Un magnifique coup d’envoi! C’est donc dans cet ordre d’idées que le Collectif a officiellement vu le jour.

Autre projet, Marco est le premier et magnifique vidéoclip du groupe Et on déjeune, exclusivement composé de femmes, tourné par une équipe de production composée exclusivement de femmes, dans une forêt luxuriante de notre territoire.

SUR PLAN DE TRAVAIL D’OMEGA EN CE MOMENT

Pour l’instant, Hélène Théberge travaille avec quatre collaboratrices au sein du Collectif Omega. Elles se sont spontanément manifestées lors du lancement du Collectif. On voit bien que le besoin est présent. Hélène Théberge pense qu’il y a une bonne communauté de femmes, en Abitibi-Témiscamingue, qui désirent avoir une plateforme pour s’exprimer, et ce, dans un environnement féminin.

Elles travaillent principalement sur trois projets. D’abord des textes littéraires (illustrés par des femmes) autour d’enjeux féministes et LGBTQ+2, avec une sortie physique aux trimestres environ. Puis un projet documentaire dont l’objectif est de livrer les récits de survivantes d’agressions sexuelles, dans le but de briser la solitude et de trouver des moyens pour se sortir de ces traumatismes. Le Collectif assurera la production, mais la réalisation sera assumée par la jeune militante qui a soumis son idée au collectif. Pour Hélène Théberge, c’est important que ce soit elle qui dirige tout l’aspect artistique. Le Collectif sera là en guise d’appui. Finalement, Hélène Théberge travaille à la scénarisation d’une fiction, qui fera suite à son dernier court-métrage, Cocotte. Sa volonté est de s’éloigner du documentaire pour explorer un univers plus onirique. Selon son échéancier, une première version du scénario est prévue au printemps. D’autres projets sont également en cours.

Idéalement, d’ici les prochaines années, Hélène Théberge aimerait également pouvoir accorder tout son temps à ces projets, afin de créer une magnifique chaîne indéfectible. C’est ce qu’on lui souhaite, jusqu’à la fin des temps.


Auteur/trice

Artiste multidisciplinaire et cinéaste indépendante, Béatriz Mediavilla est née en 1972 à Rouyn-Noranda, où elle demeure toujours. Détentrice d’un baccalauréat et d’une maîtrise en études cinématographiques, elle enseigne le cinéma au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Parallèlement, elle a notamment réalisé l’ouvrage collectif multidisciplinaire Ce qu’il en reste : dialogue artistique sur la mort (2009), et a publié Des Espagnols à Palmarolle dans Nouvelles Explorations (2010) et dans Contes, légendes et récits de l’Abitibi-Témiscamingue (2011). Elle a également publié Entre les heures dans Rouyn-Noranda Littéraire (2013). Danse avec elles, son premier long métrage documentaire a connu une belle réception et a été présenté dans différents festivals, entre autres, à Montréal, Québec, Toronto et Vancouver, mais aussi La Havane et New York. Son deuxième long métrage, Habiter le mouvement, un récit en dix chapitres, a aussi été présenté dans plusieurs festivals dans le monde. Il a remporté entre autres, le prix du meilleur documentaire de danse au Fine Art Film Festival en Californie, meilleur long métrage documentaire au Utah dance film festival et le prix de la meilleure oeuvre canadienne au festival International du Film sur l’Art de Montréal. Son plus récent court métrage Axiomata, a aussi été sélectionné dans différents festivals à travers le monde.