Tous les fondateurs d’entreprises, d’organismes, d’événements qui peuvent se vanter d’avoir traversé le temps, d’avoir survécu aux ravages de l’usure, aux aléas de l’économie fluctuante, à la lassitude de leur clientèle, tous ces fondateurs ont su relever leur plus grand défi, celui de durer.  Quand arrive l’âge vénérable de la retraite, le nouveau défi est celui d’assurer une relève.

Mais la relève, c’est bien plus qu’un nouvel administrateur. Assurer une relève, c’est semer, comme dans un jardin, la petite graine de la passion dans le cœur de quelqu’un, afin que sa passion, comme une charpente donne à la maison sa forme et sa force, puisse soutenir son élan. Ces petites graines, on les sème parfois à notre insu, longtemps d’avance, dans le simple geste d’exposer un enfant à une science nouvelle ou au son d’un instrument.

J’ai eu l’occasion dernièrement d’assister au concert Mi-figue mi-raisin de l’Orchestre symphonique régional, qui a justement pour mandat d’intégrer la relève, tant chez les compositeurs que chez les interprètes. Dans une formule tout à fait singulière, les musiciens jouent devant le public dans une intimité désarmante. La relève est là qui se dresse, dans la splendeur de sa jeunesse et une maturité qui étonne.

On me raconte alors, en coulisse, qu’une des jeunes violonistes assistait déjà aux répétitions de l’orchestre dans le ventre de sa mère. Comme on dit, elle est tombée dedans quand elle était petite. À l’âge de trois ans, elle avait alors choisi, du bout de son doigt minuscule, le violon qu’elle jouerait quand elle serait grande. Ça fait au moins 18 ans, cette petite, qu’elle évolue dans l’ombre de l’orchestre, qu’elle s’en imprègne, qu’elle mûrit sa musique intérieure. Pas étonnant qu’elle nous tire une larme en jouant, sans lutrin ni partition, avec tout le cœur qu’on peut mettre à son art quand il nous habite.

La magie dans tout ça est qu’on lui a laissé sa place. Comme on regarde un ami qui arrive chez soi, on lui ouvre la porte.

On a vu les fruits tomber pas loin de l’arbre, bien des fois, quand des enfants devenus grands ont pris le relais de leur parent sur la scène, parce que l’occasion leur était donnée de tenter l’expérience pour une première fois. Dans les multiples spectacles de fin d’année des écoles de musique, de danse, de théâtre ou encore au Show de La Motte, toujours le public accueille ces artistes en herbe avec son cœur, ouvert aux imperfections et sensible au courage. Quitte à passer pour fleur bleue, ça prend une bonne dose d’amour pour donner à quelqu’un la place dont il a besoin pour s’épanouir.

Ce qui est chouette en Abitibi-Témiscamingue, c’est que la relève n’a pas d’âge ou plutôt, elle a tous les âges. Dans une exposition récente des finissantes en peinture de l’UQAT, les artistes émergentes arboraient beaucoup de cheveux blancs. On les a classées comme « jeunes en pratique » car, même à 60 ans, elles font partie de la nouvelle garde en arts visuels de la région. C’est vrai, il n’y a pas d’âge pour émerger.

En voyant Jacques Marchand, chef de l’Orchestre symphonique régional, accueillir dans son équipe Pierre Corneau comme chef associé, je ne peux faire autrement que de penser à l’immense générosité que ça demande à un artiste d’intégrer une relève à ses côtés. Parce que diriger un orchestre n’est pas tâche facile, que l’institution a un parcours admirable dont il faut assurer la suite, et que c’est en forgeant qu’on devient forgeron. La relève, comme le printemps, se prépare longtemps d’avance.

Il n’y aurait peut-être pas cette relève s’il n’y avait pas de passeur, ces allumés qui provoquent la rencontre avec l’art, avec la culture, avec la science. Un passeur, c’est celui qui ne connait de recette que celle qui ouvre les portes, qui suscite le plaisir et la curiosité. Le passeur, c’est celui qui, plein d’humilité, prépare la relève, lui transmet ses connaissances, écoute ses propositions, accueille sa différence, pour le bien de la continuité. Car en affaire comme en culture, les choses changent, inévitablement.

À tous les passeurs allumés, je lève mon chapeau. Si la vitalité culturelle de la région est celle que l’on sait, vous y êtes pour quelque chose.


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