La dernière fois, j’ai exposé en quoi, à mon sens, la peinture en général n’est pas une forme artistique historiquement périmée. Reste à voir si les règles, intuitions, orientations et attitudes qui caractérisent ma propre peinture la qualifient pour cette possible contemporanéité. J’en expose quelques-unes ici.

En peinture, il ne saurait y avoir un concept préexistant qu’on matérialise plastiquement. Devant le tableau à faire tel que je le conçois, il n’existe aucune certitude professorale, rien qu’une certaine expérience passée qui ne garantit en rien le succès de l’entreprise folle qui consiste à essayer d’aller, coûte que coûte, jusqu’au bout de la perception visuelle fine.

Mais ce qui fonde ce regard est à la fois individuel (le regretté critique d’art Jean Dumont m’a dit un jour que pour lui, un coucher de soleil, loin d’être merveilleux, le replongeait dans les moments d’angoisse qui précédaient, dans son enfance, les bombardements nocturnes…) et commun (comme l’expérience actuelle de l’écran cathodique). L’artiste-peintre doit constamment rééduquer son regard pour aiguiser son cri intime tout en témoignant de son époque avec pertinence. Dans mon cas, je tente cette périlleuse synthèse, entre autres, à travers le choix d’une palette particulière : j’utilise souvent des couleurs fluorescentes, introuvables dans la nature, que j’oppose à des couleurs bien ancrées dans le réel.

Pour l’esprit cartésien, c’est un combat perdu d’avance, même quand on s’y prépare du mieux qu’on peut en scrutant l’histoire de l’art et d’autres champs d’activité visuelle ou artistique. Car, à la fin, ce sera toujours la présence physique de la matière (couleurs, textures, formes, lignes) qui restera prédominante, et l’« idée » qui peut vouloir s’en dégager est aussitôt rappelée à la concrétude dont elle provient, comme un ouragan qui s’épuise sitôt qu’il quitte la mer.

Je fais constamment référence à des expériences visuelles/émotionnelles du monde réel (un chat écrasé, une roche, un pied de ballerine, etc.). Mais quand la multitude des significations qui s’entrecroisent dans mes tableaux, qui ne sont après tout que des « faits plastiques », donne l’impression d’un ensemble continu, ça parle d’abord de l’esprit du regardeur dans son besoin de se focaliser. Dans l’œil, il y a comme une sorte de piège à tête, tout comme, lorsqu’on prend les choses selon une conception préétablie, on cesse de regarder.

Mais ce jeu exige beaucoup de disponibilité et pour y jouer, on doit remettre en question notre conscience et notre regard. Or, il y a des gens qui ne sont pas intéressés : pour eux, l’œil doit servir à distinguer un chat d’un chien, pour savoir lequel jeter dans une cave pleine de souris et lequel peut mordre. C’est correct. En plus, la peinture n’est pas un spectacle en groupe où la réaction des autres nous guide en temps réel; elle demande une méditation solitaire. Douleur.  

La peinture libre exige et favorise un regard libre qui, à son tour, rend possible la contestation de l’ordre (visuel) dominant. C’est au prix d’une certaine lutte contre le mot d’ordre d’immobilisme qu’on peut réactualiser l’émancipation.


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