Les vieux sages, comme les pommiers, sont d’une espèce qui pousse bien sur les îles. À soixante-quinze ans passés et avec bien au-delà d’une trentaine d’expositions derrière lui, des mentions et des prix qu’il nous en voudrait de détailler au long, Roger Pelerin est incontestablement un grand artiste, un maître diront les plus renseignés, dans l’art ancien de la gravure sur bois et sur linoléum. C’est avec chaleur qu’il nous a invités à le visiter dans sa demeure de l’île Nepawa, où il vit dans la simplicité heureuse des créatifs, sous un vaste ciel que le lac Abitibi miroite. Un ciel nordique, tantôt gris et tantôt rose, qu’il scrute, interroge et puis grave patiemment depuis plus de quarante ans, avec un émerveillement chaque jour renouvelé.
Après sa participation à la Triennale en métiers d’art 2021 qui se tenait à La Sarre cet été et mettait à l’honneur l’intégration innovante de la fibre textile dans les œuvres des exposants, Roger est revenu chez lui avec deux prix, tout comme lors de sa précédente participation d’ailleurs. Mais comme il en était à ses premières tentatives en estampe sur textile, il s’est d’abord appliqué à bien comprendre ce nouveau support avant de s’attaquer à la réalisation de ses pièces, qu’il décrit comme des étendards, des drapeaux que les cavaliers faisaient porter à leur monture au Moyen Âge.
Au-delà de la réinterprétation des formes anciennes et du jeu avec la tradition, une caractéristique qui traverse toute son œuvre, cette nouvelle exploration témoigne d’une recherche constante de nouveaux moyens et de sujets originaux.
L’artiste n’a jamais aimé remâcher les formules à succès, pas plus qu’il n’a cherché la célébrité à tout prix ou le tapage médiatique qui fait les grosses ventes. En se tenant loin des mondanités, des vernissages notamment, dont il s’est souvent moqué dans son œuvre, le graveur estime avoir évité bien des écueils. En ne cherchant pas d’abord à plaire au public, on évite de se « copier soi-même » comme il le dit, de verser dans la facilité ou la reproduction mécanique d’un style.
Peu d’œuvres, il est vrai, témoignent d’une aussi grande richesse thématique et d’une maîtrise technique aussi solide.
À commencer par les scènes urbaines de sa jeunesse, où il croque avec une ironie réjouissante la Ville de Québec et ses places célèbres, en passant par des crucifixions ou des enluminures médiévales vues à la lunette déformante du cubisme, en allant jusqu’aux grandes œuvres de la maturité, d’une méticulosité de détails époustouflante, la rétrospective de son œuvre, parue aux Éditions du Quartz en 2013, déroule une carrière d’un foisonnement exceptionnel.
Mais c’est lorsqu’il se fait observateur des rites champêtres, lorsqu’il grave l’histoire de La Sarre ou de l’île Nepawa, ou encore la vie du grand peintre Marc-Aurèle Fortin, mort à Macamic, que Pelerin atteint le sommet de son art. C’est dans la veine naturaliste qu’il excelle, dans sa façon de rendre la monotonie des champs, la beauté austère des vieux bâtiments de ferme, la majesté simple des animaux, le chatoiement magnifique du plumage d’un oiseau, la beauté d’une île isolée sur le lac, le mystère indéchiffrable des ciels abitibiens, c’est en somme lorsqu’il nous parle de la nature, seule ou dans son lien avec l’humain, qu’il sait le mieux nous transmettre sa vision.
Semblable, à plusieurs égards, au grand maître exilé en Abitibi à qui il a brillamment rendu hommage dans une série de gravures (L’histoire de Marc-Aurèle Fortin, 33 gravures, 2003), Pelerin peaufine lui aussi une œuvre immortelle, profondément originale, bien que traditionnelle, à l’abri des modes et des influences commerciales, sur son île où il vit en philosophe. Il a fait surtout, lui aussi, la gageure de la liberté sans concession.
Affable et passionné, c’est avec un plaisir visible qu’il nous a fait visiter son atelier, expliqué les techniques, démêlé pour nous les mots compliqués qui parlent de son art. Il nous a montré ses céramiques, les milliers de petits cubes de bois qu’il confectionne, sa terre, l’eau qui vient border son île.
Il nous a surtout parlé, avec une joie contagieuse, du plaisir de créer et de la satisfaction qu’il trouve dans la lenteur du travail, le bonheur patient et appliqué de l’artisan à sa table, qui fait ce qu’il doit faire, à l’endroit où la providence a voulu le faire atterrir, en liberté.
Lecteur assidu des Anciens, des Grecques et des Latins, dont il a certainement retenu quelque chose de la sagesse stoïque, Roger aime aussi Rabelais, avec qui il partage le rire franc et la bonne humeur des hommes qui aiment le monde. Et comme le poète Henri Michaux surtout, qu’il se plaît à citer, il cherche partout le merveilleux normal, un terme qu’il a placé lui aussi au centre de son expérience; la quête de la beauté dans la simplicité des champs, des îles et des ciels. Il goûte la chance qu’il a d’être en vie, sobre, arrivé au bout du bout, les pieds rivés au sol, la tête dans les îles, il se dit qu’il est bien vrai, suivant Michaux encore, « qu’on n’en finit jamais d’être un homme ».