DOMINIC RUEL
Pour les personnes plus âgées comme vous et moi, l’art et la culture sont souvent associés à des objets comme des disques vinyle, des cassettes ou des CD, des livres, des cartouches de jeux vidéo, des billets de spectacle en carton, les cahiers des journaux qui garnissaient nos étagères, couvraient nos tables et remplissaient nos tiroirs. Est ensuite venue la dématérialisation du son, de l’image et de l’écrit. Avec Internet, c’est la numérisation de la culture qui s’installe, au tournant des années 2000, incarnée probablement d’abord par Napster et les premiers minuscules MP3.
La culture numérique, sur CD-ROM ou en ligne, signait l’avènement de la production de masse, le partage libre et facile, la véritable révolution, et la question de la gratuité de la production artistique (et plus largement la question de la rémunération des artistes et des producteurs), ce qui semblait, en quelque sorte, mettre fin au pacte éthique entre l’artiste et son public. D’ailleurs, rien n’est encore réglé aujourd’hui. Le numérique n’a pas tué la musique, le livre ou le cinéma. Au contraire, les modes de production se sont multipliés. Ce sont les modèles d’affaires qui ont dû être revus, très tardivement dans certains secteurs, et qui devront l’être constamment. Après 25 ans, on en est donc rendus à Spotify, Netflix, liseuses, jeux et achats de billets en ligne.

Nous éprouvons pourtant un attachement aux objets. Ils peuvent nous rendre heureux, nous aimons ce qui est à nous depuis l’enfance ou l’adolescence, et le temps leur ajoute de la valeur. Ils sont importants, car ils nous rappellent un moment, un événement; ce sont des souvenirs, parce qu’ils sont beaux ou uniques, parce qu’ils sont rares, encore en bon état et représentent tant de choses. L’objet n’a pas dit son dernier mot. Dans les dernières années, il y a eu une hausse de la vente de disques vinyle, les ventes ont doublé depuis 2020. Les livres des librairies se vendent encore bien et, tant mieux, sont encore présents dans les grandes surfaces. Les bibliothèques publiques sont appelées à devenir des médiathèques ou des lieux de découvertes, au rôle élargi, englobant plusieurs formes d’arts et de culture.
Je reprends dans mes mots le propos d’Emmanuel Durand, un haut cadre de la gigantesque firme Warner, aux premières loges de la numérisation. Il affirme que le consommateur demande de plus en plus une expérience plus étendue que le bien culturel. J’ajouterais que le public a besoin de toucher, de saisir et de tenir dans ses mains. C’est un besoin de concret, d’un contact avec le réel. Puis, pour les plus vieux comme moi, il y a cette inévitable nostalgie de nos années de jeunesse. C’est là donc l’importance de l’objet et, peut-être, sa nécessaire permanence.
Avec l’objet culturel, il y a aussi une forme de protocole ou de décorum dans sa « consommation ». On feuillette le livre neuf qui craque, on constate mieux l’avancement de la lecture de notre livre, on examine et apprécie le design du livret du CD, on fredonne les paroles à la première écoute, on garde le billet dans une boîte qu’on retrouvera plus tard, avec une coupure de presse de la critique du spectacle. C’était aussi la visite du club vidéo lumineux pour louer les films ou la soirée passée entre amis dans le vacarme de l’arcade ou le temps passé au magasin de disque à choisir aussi les t-shirts et les affiches.
Les technologies informatiques et numériques changeront toujours les formats et les méthodes de stockage. Les logiciels peuvent évoluer et devenir la nouvelle mode techno. Pourra-t-on encore lire le livre sur sa tablette, écouter sa musique ou revoir ses photos? L’objet – le livre en papier, le CD, le disque vinyle et le DVD – sera toujours là, même s’il date d’une autre époque.