On sous-estime souvent à quel point l’apport des populations immigrantes a été déterminant dans l’avènement du Québec moderne. La présence méconnue d’une population ukrainienne en Abitibi, où se trouvent encore des gens et des bâtiments qui en témoignent, remonte à plus de cent ans. L’arrivée des Ukrainiens dans notre région est même antérieure à la colonisation canadienne-française.
Toutefois, ce ne sont pas dans les meilleurs termes que se sont nouées les premières relations entre l’Abitibi et la population du pays au drapeau bleu et jaune. Internés en grand nombre dans un camp de travail forcé près d’Amos en 1915, les Ukrainiens seront, par la suite, les fers de lance d’une colonisation agricole nordique, puis les ouvriers infatigables d’un monde industriel en pleine effervescence. Cette communauté culturelle, parmi les plus dynamiques du melting pot abitibien d’alors, est sans contredit une dont la marque demeure la plus visible aujourd’hui.
D’HIER…
Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, le Canada décide d’interner les ressortissants de l’empire austro-hongrois présents sur son territoire. Spirit Lake, situé à La Ferme près d’Amos, sert alors de camp de travail forcé pour des milliers d’entre eux. Près de la moitié de ces personnes sont d’origine ukrainienne. Durant l’hiver, les prisonniers s’affairent à la coupe du bois et, l’été, ils défrichent et drainent des terrains afin de tester le potentiel agricole de cette nouvelle région nordique. C’est près de 500 acres de terres cultivables qui sont ainsi mis en valeur. À la fin de 1915, le camp compte plus de 1 300 détenus. Il s’agit d’un chiffre supérieur à celui de l’ensemble de population de l’Abitibi, qui accueille alors un peu moins de 1 250 colons. La fin de la guerre entraine la libération des prisonniers. Il faut attendre près d’une dizaine d’années avant qu’une initiative religieuse mène à l’établissement permanent d’une communauté ukrainienne en Abitibi.
En 1925, le père Josaphat Jean fonde, avec quelques Ukrainiens, la colonie agricole de Shepteski, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Amos. Ce prêtre, pourtant canadien-français originaire de Rimouski, est une personnalité insolite dans le Québec catholique du début du vingtième siècle. Très tôt converti au rite byzantin, il apprend la langue de l’Ukraine où il fait de nombreux séjours avant de sentir l’appel du retour l’Abitibi. Il obtient du gouvernement provincial 15 lots, soit plus de 500 kilomètres carrés de forêt, à 29 kilomètres au nord-ouest de la gare de Landrienne. Au printemps 1925, il monte en plein bois, accompagné de quelques valeureux Ukrainiens, qui doivent d’abord défricher le chemin pour s’y rendre… Le village, doté d’une chapelle richement ornée d’art religieux du 13e siècle, reste à majorité ukrainienne pendant une dizaine d’années, avant que les Canadiens français ne viennent s’y installer en plus grand nombre.
En 1933 et 1934, des famines ravagent l’Ukraine soviétique. Forcées à l’exil, de nombreuses familles viennent rejoindre des parents installés en Abitibi, où des ouvriers d’Europe de l’Est travaillent déjà en grand nombre comme mineurs de fond. En 1951, on compte plus de 800 Ukrainiens en Abitibi, qui forment alors la deuxième communauté culturelle immigrante en importance, après les Polonais de Rouyn-Noranda. Très dynamiques, les communautés de Rouyn et Val-d’Or se feront construire des églises à l’arrivée de Lev Chayka, le charismatique leader religieux de la communauté. Loin de s’éteindre culturellement, les nouveaux arrivants ukrainiens se rassemblent fréquemment pour des pique-niques autour du lac Osisko à Rouyn, et participent à toutes sortes d’activités sociales. Les enfants apprennent le chant, la danse traditionnelle ou leur langue maternelle à la salle communautaire ou à l’école du dimanche, qui se tient à l’église. Au tournant des années 1970, la communauté commencera à décliner, alors que les minières auront de moins en moins de besoins en main-d’œuvre.
… À AUJOURD’HUI
Avec l’invasion actuelle de leur pays par la Russie, de nouveaux arrivants ukrainiens viennent renflouer la démographie des principales villes abitibiennes. Plusieurs s’étonnent de voir ici des églises qui leur rappellent la mère patrie. Lors d’une activité organisée par la Corporation de la Maison Dumulon en septembre dernier, quelques familles de réfugiés ont d’ailleurs pu visiter l’Église Christ-Roi de Rouyn-Noranda, où des chants traditionnels ont aussi été présentés au public, qui était alors très nombreux pour l’occasion! Suivant le bref tableau que nous venons de tracer de l’histoire de cette communauté en Abitibi, il n’est pas exagéré de dire que nous leur souhaitons la bienvenue chez eux, dans cette région qui a toujours été aussi la leur!