Je m’en souviens encore. C’était il y a trois ans. Donald, le proprio, venait de fermer la porte derrière les derniers clients. Il n’y avait plus que lui, moi et quelques bons copains du vendredi soir. Il était trois heures. Nous étions encore assis au bar, à finir nos verres. Je buvais de la blonde et les autres, comme de la mélasse noire irlandaise, ou de la bière aux fruits (aux abricots, hein Renaud ?).
C’est toujours tard dans la nuit que l’on refait le monde. Les grandes discussions ont commencé. Donald s’occupait de remplir nos verres, gratis. Nous, on réglait le sort de la planète; le Québec, soudainement, devenait souverain et l’homme, meilleur. La nuit s’achevait. Il était cinq heures quand on est repartis, éméchés certes, mais comme éternels…
C’était ça le Rafiot, à Val-d’Or : phénomène incompréhensible pour ceux qui n’y venaient pas, mais expérience d’une vie pour les habitués. Ça peut paraître énorme, j’en conviens, mais c’est ce qu’il faut dire aujourd’hui. On y entrait comme dans un moulin, on s’y sentait comme dans notre salon, on s’y attardait comme des enfants dans un magasin de jouets. Pas besoin de se guinder, de se prendre pour un autre, de faire son frais ou les gros bras. De la chaleur, du naturel, tout simplement, et des bières importées !
Le Rafiot est fermé depuis un an. Nostalgie, souvenirs de
brosses, mais c’est aussi dans ce lieu trop petit, mal ventilé (oh là, quand ça fumait !), froid en hiver, que j’ai pu vivre tellement de belles soirées. On y aura tout de même vu en spectacle Pascale Picard, Thomas Jensen et même Patrick Watson, qui revenait du Danemark, je crois. Des gros poissons dans un petit aquarium. Soirées magiques. Michelle O., aussi, entre deux services aux tables, y a chanté, au début. Chantal Archambault y a joué de la guitare pour une des premières fois devant nous, le soir d’une St-Jean débile fêtée le 21.
Il y avait les spectacles, mais aussi des toiles d’ici sur les murs. On pouvait en jaser avec l’artiste qui était accoté au bar. Des livres remplissaient une bibliothèque, des jeux traînaient. Un soir, quelqu’un prenait sa guitare et nous jouait quelque chose; on pouvait aussi grimper sur une chaise, chanter en faussant « Emmenez-moi au bout de la terre » et se faire applaudir. Il y avait des soirées du conte, de l’impro pas mal expérimentale et de la bonne musique en sourdine, toujours.
Le Rafiot est fermé depuis un an. Nostalgie, souvenirs immenses. On est plusieurs à espérer, à être en manque. En manque de ses spectacles uniques où l’on peut être tout près des artistes, tassés les uns sur les autres, se retenant de pisser pendant longtemps, mais à la fois hors du temps, ailleurs, perdus, heureux. En manque d’un espace à échelle humaine, vrai, sans flafla, comme chez soi, où l’on peut apprécier ce qui se fait de beau, de bien, de nouveau, de flyé, d’improvisé en culture.
Pas sûr que les salles de spectacles, rénovées, tamisées, peuvent combler ce besoin. Trop de sièges en rangées, trop de loges privées, trop de places vides trop souvent. J’y vais, bien sûr, pour le théâtre et quelques spectacles, j’apprécie. Mais je ne retrouve pas la chaleur, la proximité, la magie du Rafiot. Quelques bars en ville essaient tant bien que mal de prendre la relève, d’attirer les naufragés, nos âmes en peine, mais en vain. L’ambiance n’y est pas, désolé. Ça sonne faux… Peut-être qu’une ancienne église, à vendre depuis quelques années, qui serait réaménagée entre autres en cabaret, pourrait devenir ce lieu différent (plogue !)…
Le Rafiot est fermé depuis un an. Nostalgie, souvenirs immenses et grande tristesse, surtout quand on passe et repasse devant l’ancien local. C’est maintenant un bureau d’exploration minière, je crois (non, non, ce n’est pas Osisko…). Tellement terne, tellement beige, tellement froid…