Libérer les possibles
Par Martine Savard
La dernière fois que j’ai écrit pour cette chronique, j’ai chanté l’air archiconnu des revendications des artistes. Mais certains pensent qu’il n’y a pas d’urgence à soutenir les arts quand, par exemple, la moitié de la population n’a même pas de médecin de famille (ou cent bonnes causes semblables…). Pour pouvoir répliquer, il faut dire exactement ce que les artistes apportent à la société.
En premier lieu, ils ne donnent peut-être pas la liberté elle-même, mais du moins l’exemple de quelqu’un qui se libère. La liberté ne peut pas arriver toute cuite dans le bec, elle ne peut que se reconquérir sans cesse.
En général, l’œuvre d’une personne, c’est sa vie. Mais au travail, on réalise le plan de quelqu’un d’autre, et ce qui reste d’énergie créative non drainée par un emploi doit «fitter» dans la plage horaire restreinte qu’on appelle les loisirs, ce qui laisse peu de possibilités d’expression autonome. Les choix de consommation et les lifestyles en kit ne sont pas personnels non plus puisqu’ils sont produits et achetés en série. Et quand on «gère sa vie», comme on le fait de plus en plus, on applique des méthodes absolument pas originales. Ce qui reste, c’est un compromis dans lequel les gens essaient de s’assurer une place dans la société tout en restant aussi fidèles que possible à leurs valeurs profondes. Ils s’arrangent pour ne pas trop cultiver des pensées qui pourraient rendre pénible à accepter tel quel ce compromis qu’est leur vie.
L’apport des artistes tient à leur refus du compromis qui est l’attitude la plus courante. Plutôt que de cultiver les pensées et habitudes qui permettent de «toffer» le compromis qui apporte à diner, ils développent un accès à leurs propres désirs – ce qui les métamorphose et les isole. Du point de vue de ceux qui passent leur temps à se protéger de l’insécurité, la révolution permanente que font les artistes en dedans d’eux-mêmes les rend «mésadaptés» aux compromis et au travail normal, donc les met en danger. Mais c’est justement d’être constamment dans cette position d’incertitude intenable qui force existentiellement les artistes à chercher. Et normalement, quelqu’un qui cherche finit par trouver. Ou du moins, sur un certain nombre de gens qui cherchent, certains finissent par trouver… sauf qu’on ne peut pas prédire lesquels.
Alors en se mettant à risque, les artistes trouvent des valeurs et des modèles moraux ou esthétiques qui serviront plus tard aux autres. Entretemps, il y aura aussi l’industrie qui en tirera des produits dérivés qui vont souvent à l’encontre de ce qu’il y avait de libérateur dans les projets originaux des artistes.
Finalement, l’utilité sociale des artistes, c’est de trouver des choses qui n’auraient pas pu l’être par d’autres moyens. Contrairement à ce que certains semblent penser, on ne demande pas la charité : seulement un engagement mutuel honnête et responsable. Par les temps qui courent, on dit juste que ce ne serait pas une bonne idée de tuer la poule aux œufs d’or pour rembourser quelques piastres sur nos avions de guerre tout neufs.