LISE MILLETTE
Annonciateur du petit rien. Prémisse sans superlatif. Récit d’une défaite en huitième ronde. Rien d’exceptionnel en vue au calendrier. Sentiment de finir au pied du podium ou même de ne pas faire partie de la sélection de l’équipe. Pas de photos héroïques à publier. Perspective d’être anonyme dans une foule. Sentiment de ne pas savoir quelle est sa place au milieu d’une fête familiale. Tout le monde ne rayonne pas en société, ce qui ne veut pas pour autant dire être sans histoires.
J’ai eu envie de braquer un peu les projecteurs sur toutes ces personnes et tous ces moments qui, quoique beaux et bons, ne feront jamais les grands titres. Il y a évidemment beaucoup de subjectivité dans le choix de ce qui « mérite » l’attention. Souvent, on renvoie à un exploit ou à quelque chose qui sort de l’ordinaire. Ce qui peut s’avérer bien vague, pour finir, puisque l’ordinaire est en lui-même bien peu défini. On pourrait plutôt dire qu’il s’agit d’une grande zone de flou et de lieux communs sans véritables intérêts particuliers. L’ordinaire se vit essentiellement par comparaison, en somme.
La définition de l’ordinaire est d’ailleurs une explication contextuelle, bien plus qu’une définition pointue. « Qui découle d’un ordre de choses ou appartient à un type présenté comme commun et normal » ou encore « qui ne dépasse pas le niveau moyen le plus courant ».
L’ordinaire se veut ainsi une sorte de moyenne de tout ce qui est plus répandu. Plus répandu, donc omniprésent et partout, commun à tout le monde et, pourtant, qui n’intéresse pas ou bien peu. Étrange tout de même, non? D’avoir ainsi tant en commun, mais de réduire à sans intérêt ce qui convient à la majorité, et de valoriser, au contraire, ce qui n’est à la portée de personne ou qu’à une infime minorité.
Et on se demande pourquoi la motivation ou l’estime viennent parfois à manquer.
Prenons un arbre. On peut regarder sa cime, l’admirer. Observer qu’elle est bien droite, bien fière, bien haute. Cette même cime, composée de branches et de feuilles, est l’extrémité du houppier. Un groupe plus ou moins ordinaire qui compose la partie supérieure de l’arbre, elle-même reliée au tronc et reposant sur le système racinaire dont on s’émeut peu, puisqu’il est bien enfoui. Pourtant, sans ce socle, il n’y aurait pas de cime.
Idem pour cette pomme de l’étalage ou la plus belle tomate du jardin qui servira à décorer un plat de présentation. Si on ne choisit que l’écrémage du plus beau et du mieux, il en reste bien peu pour se nourrir, pour garnir « les plats de base » qu’on savoure néanmoins même s’ils sont composés d’éléments fonctionnels et sans exception.
J’avais envie de célébrer l’ordinaire, cette grande masse qui constitue le « nous » collectif. Cet ensemble qui fait que chacune et chacun s’y retrouve et peut aspirer à avoir un instant, le sien, son propre petit moment bien à soi, afin de croire en la nécessité d’exister.
La lumière du projecteur n’est qu’un cercle baladeur que le projectionniste braque selon son bon vouloir sur ce qui « devrait », à son sens, faire la différence. Mais cette différence n’existe que s’il y a tout autour un volume suffisant pour lui permettre d’émerger.
Au fond, si la cime existe par ses élans vers le haut, c’est parce qu’elle a su se nourrir et se fortifier de ses appuis, y puiser la sève pour s’élever. Le travail ne se fait pas en vase clos.
Dans ces grandes réussites qu’on nous tapisse au sommet, il y a d’abondants petits points, petites mains, petites sueurs qui ont pavé la voie. Le remerciement oublié, le voici pour toute cette somme de tous ces petits riens, cette quantité phénoménale d’ordinaire et pour toutes les fois où quelqu’un s’est dit : « ça ne fera pas un gros pli sur la différence ».
Parce qu’un pli, aussi mince soit-il, reste une marque qui a droit à sa reconnaissance puisqu’il a permis un moment heureux, un soulagement, un répit à la personne à qui il a bénéficié.
Chaque jour nous rappelle que, collectivement, les besoins sont grands. Les zones de conflits sans répit démontrent combien les occasions de soulagement manquent. Il me semble donc d’autant impossible de se priver de chaque petit pli, dans une humanité de tensions, des plis qui ne changeront pas le monde, mais qui ne vont certainement pas l’empirer et qui, l’espace d’un instant, feront en sorte qu’il soit un peu mieux.
Que l’ordinaire vous soit beau et bon.