Position des jambes qui descendent jusqu’au sol, en directions opposées, le grand écart est une figure bien connue qui allie souplesse et étirement. Utopie inatteignable pour certains; objectifs réalisables avec du travail, plaident d’autres. 

On retrouve le grand écart en danse, en gymnastique, en natation synchronisée, parfois même au baseball! J’ai vu un joueur de premier but étirer la jambe loin devant pour attraper un relais venu du troisième, mais qui manquait de précision. Le coureur a été retiré. Le premier but a eu droit à des sifflements admiratifs. Quelle flexibilité, le tout sans jamais lever le pied du coussin. 

Le grand écart n’est toutefois pas qu’une figure, sportive ou artistique. De plus en plus, il s’incarne de manière économique. Il divise, il entretient ce fossé qui ne cesse de se creuser entre les personnes qui ont, celles qui espèrent et celles qui ne parviennent pas à obtenir minimalement ce qu’elles devraient avoir. 

Panier à la main, sac réutilisable sous le bras, je suis allée au supermarché. Devant l’étalage des fruits, je me suis arrêtée : 9,99 $ pour un sac de pommes. Je ne me suis même pas rendue au rayon des viandes. Ça m’a sciée. 

Quand on a déjà dû faire des courses avec pour tout budget un billet de 20 $ en poche, en tentant de calculer le prix du panier avant d’arriver à la caisse pour éviter la honte de retirer des articles faute d’en avoir les moyens, alors on ne s’affranchit jamais de savoir ce que c’est que de renoncer par manque de fonds. Il y a des années que je n’ai pas retiré un produit une fois sur le tapis roulant, faute d’avoir le budget pour payer l’ensemble des courses. N’empêche, le sentiment me reste. 

Il reste en moi ce doute, cette fatalité de se dire qu’on n’a pas les moyens d’un caprice et pas toujours les moyens non plus de la nécessité. Si j’étais dans la même situation qu’à l’époque, manifestement, je ne saurais pas de quoi me nourrir. Et je me dis, hélas, que d’autres sont dans cette situation aujourd’hui. 

Je me suis sentie dépassée. Le dernier budget du gouvernement du Québec présente un déficit de 11 G$ et malgré tout, la faim sera le menu de plusieurs familles qui ne peuvent se permettre d’acheter des pommes à près de 2 $ l’unité…  

J’avoue que je n’ai que peu de plaisir à faire les courses. Alors qu’il y avait auparavant une forme de légèreté dans la découverte ou dans la sélection, de plus en plus, le choix se résume à une affaire de prix. Une lourdeur qui ne s’exprime pas en kilos, mais en réduflation, en déflation, en restriction… 

Grand écart. Je me sens écartelée entre mon désir d’optimisme et l’anticipation dans la perspective sombre d’un mur qui se rapproche. Ça ne va pas le faire… 

Cette valse inflationniste s’est mise en place depuis des mois. En mars, la Banque du Canada mentionnait que les composantes de l’indice des prix à la consommation, dont la part est supérieure à 3 %, ont commencé à diminuer, mais dépassent toujours la moyenne historique. En clair, c’est encore trop haut. 

Difficile, dans le contexte, de se laisser flotter. Le poids de mes pensées m’ancre au sol. Ah si seulement j’avais l’esprit léger, plutôt que de me sentir plombée par des semelles en béton. Peut-être aurais-je ce qu’il faut pour me laisser soulever ou emporter par le rythme, comme ces danseurs et danseuses capables de puiser en eux la force pour déjouer l’inertie. Faisant fi du poids du monde, ils arrivent à s’arracher de la gravité et à s’affranchir, libres, de leurs mouvements. Ils ont toute mon admiration. 


Auteur/trice

Lise Millette est journaliste depuis 1998, tant à l'écrit qu'à la radio. Elle a également été présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). En Abitibi-Témiscamingue, elle a été rédactrice en chef de L'Indice bohémien en 2017 et depuis, elle continue de collaborer avec le journal.