Le lundi de l’Action de grâces m’est apparu comme le moment idéal pour brûler le tas de branchages qui s’était accumulé pendant l’été dans notre spot à feu familial. Un saule pourri qui tombe, l’émondage de quelques branches qui retroussent, l’arrachage des tiges mortes de framboisiers : en un rien de temps, ça a créé une bonne réserve de combustible. Mais comme le tout formait un amoncellement à ciel ouvert au fond du terrain, on ne peut pas parler de conditions optimales de conservation. Il allait falloir être stratégique pour que le brasier naisse jusqu’à devenir la fournaise qui avalerait même les bûches pourries.

Ça a mal commencé. En fait, je n’avais pas le goût de prendre le temps de construire mon feu comme du monde. Mes deux plus jeunes ont eu beau transformer en boules de papier tout le contenu d’un Publisac, rien n’y fit : à part de spectaculaires flammes temporaires, nous n’avions pas de quoi griller une guimauve comme il se doit. J’ai donc dû me résoudre à faire ce qui aurait dû être fait dès le début. J’ai déblayé le tout, j’ai cassé les petites branches, puis j’ai monté méthodiquement mon petit bûcher en suivant la séquence papier – petit bois – petits rondins – bûches – bois pourri avec de la mousse et des champignons dessus. C’était tout simple : fallait juste se doter de braises, puis nourrir le feu sans l’étouffer. Après 20 minutes, l’incandescence obtenue justifiait qu’on commence à jaser guimauves. Un beau feu, ce fut.

Je trouve parfois qu’il fait froid et sombre dans notre AbitibiTémiscamingue. Tiens, on aurait besoin d’un bon feu pour se réchauffer et y voir un peu plus clair.

Nous n’échappons pas aux problèmes du monde moderne – dérèglement climatique, atteintes à la biodiversité, système économique multipliant les exclusions et les déséquilibres, perte de confiance dans les institutions, etc. –, et nous devons subir nos fléaux locaux, petits et grands – rejets atmosphériques de métaux lourds, pénurie de logements, de main-d’œuvre et de places en garderie, manque de reconnaissance envers le peuple Anishnabe, dévitalisation de certains milieux ruraux, etc.

Face à ces situations parfois critiques, on peut percevoir dans la population toute la palette de la fatalité. Ça passe de l’ignorance pure au désintéressement, ça offre des reflets de découragement et des teintes d’apathie et, bien souvent, on peut trouver des éclaboussures de cynisme et de colère intenses.

Le processus électoral de cet automne aurait été un bon moment pour faire un temps d’arrêt et réfléchir aux moyens dont nous disposons pour redresser la barre et reprendre un peu de contrôle sur les événements qui nous touchent. Malgré quelques idées intéressantes ou emballantes ici et là, foin de vision globale de la société, de projet, voire de volonté de mettre à contribution les efforts de la population. On propose trop souvent des solutions simples à des problèmes complexes, en fonction de préoccupations recensées par des sondeurs ou des firmes de relations publiques.

La racine du désintérêt et du cynisme se trouve en partie dans cette absence de direction générale, de sentiment de cohérence face à cette avalanche de promesses et de chiffres. Le message qu’on nous lance, à travers programmes et discours, c’est : « Nous avons les solutions – nous savons quoi faire – voilà ce qui est bon pour vous. » On trouve là-dedans les ingrédients d’une série d’échecs successifs, du « mur à mur » pour toutes les régions, peu d’adhésion populaire, un manque de ressources du gouvernement pour réaliser ses projets…

Surtout, il manque d’humanité et d’humains dans tout ça. Bien sûr, le gouvernement provincial est important, que ce soit pour établir des normes, pour redistribuer les ressources ou encore et surtout pour soutenir les communautés. Pourtant, c’est à l’échelle des communautés que se trouvent les solutions à bien des maux et l’amorce d’un rebond de notre grande marche vers un monde meilleur.

Il fut un temps où notre feu régional était le plus beau, le plus chaud, le plus ardent, le plus lumineux aussi. Depuis l’impardonnable saccage des institutions collectives régionales par le gouvernement libéral de Philippe Couillard, nous avons perdu notre erre d’aller. Nous avons pourtant inventé les conseils régionaux de développement, les forums jeunesse régionaux et l’Observatoire de l’Abitibi-Témiscamingue.

Nous avons été parmi les premiers à embaucher des agents de développement rural. Nous avons inventé un modèle de concertation et de planification bien à nous qui faisait l’envie et l’admiration de bien des régions.

Cette culture, cette façon d’être au monde, semble s’être éteinte. Nous ne parlons plus d’une seule voix. Nous avons oublié comment régler des problèmes en groupe. Nous ne tenons plus nos petites messes et nos grands-messes qui nous permettaient de nous dire nos quatre vérités avant de retrousser nos manches et de terrasser l’adversité.

S’il existe pour nous un moyen de faire face aux problèmes et défis que la vie pose sur notre route, c’est en retrouvant cette capacité à travailler ensemble. Comment? En ravivant le feu de notre espoir et la flamme de notre volonté de faire, pas en voulant faire vite, en allumant n’importe quoi, n’importe où et n’importe comment. Il nous faut déblayer le spot, trouver notre petit bois et bien le disposer, grossir nos braises et alimenter le feu sans l’étouffer. Dans cette allégorie, le combustible, ce sont les gens et leurs actions. Oui, c’est plus de travail que de juste vider un bidon d’essence ou d’utiliser un lance-flamme.

Toutefois, une fois enflammé, un brasier minutieusement construit peut brûlertrès fort et très longtemps si on l’entretient.

L’avantage de ce chantier collectif sur mon feu de l’Action de grâces : il nous reste des braises chaudes qui couvent toujours. Ces charbons ardents, c’est notre culture, notre histoire, les liens qui unissent les communautés et le savoir-faire des gens d’ici. Il est temps de souffler doucement dessus et de chasser nos ténèbres.


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