Pendant que Poutine bombarde l’Ukraine et terrorise l’Europe en menaçant d’user de son artillerie nucléaire, nous regardons nos écrans, tétanisés. Celui qu’on prenait jusque-là pour un bluffeur met à exécution son plan conquérant longtemps mijoté. Détruire pour mieux posséder. Il paraît que 50 bombes nucléaires suffiraient à anéantir la majeure partie de l’humanité. Il en existerait 15 000, plus ou moins, entre les mains de dirigeants politiques et militaires, dont certains font craindre le pire, question santé mentale. C’est surréaliste. Inconcevable. J’ai peur. Que se passera-t-il quand la Chine et la Russie voudront notre nord, notre eau, notre hydroélectricité, nos mines, nos terres agricoles? Pour l’instant, ça va bien, on les donne presque…

Quand la réalité extérieure est insupportable, je regarde ailleurs. Dans ma cour.

Depuis deux ans, il m’arrive souvent de me sentir coincée dans l’espace clos de ma maison. Je la trouve trop petite, usée; elle manque de rangement. Avec le temps et les années, on accumule beaucoup de choses. Des souvenirs, des vêtements achetés trop vite, l’équipement de sport pour toute la famille, du matériel de bricolage pour des projets en devenir, du matériel superflu des dernières rénovations, et j’en passe. Toutes ces choses au potentiel futur me pèsent et embourbent mon espace mental. Pourtant, ma maison n’est pas si petite, si je compare à l’espace vital dont bénéficient la plupart des humains de la planète. Mes besoins d’espace sont culturels, peut-être. Ils sont nourris par une culture de l’abondance et de l’excès qui nous incite à désirer et à consommer beaucoup, beaucoup, beaucoup trop. Je me demande ce que les Ukrainiens emportent avec eux. Leurs enfants, j’imagine.

Il fut une époque insouciante de ma vie où j’avais choisi de voyager loin, ma maison et ma vie dans un sac à dos. Certes, il y avait des sacrifices à faire pour partir plusieurs mois. Pas de jolies chaussures à porter, pas deux manteaux, un budget géré à la cenne. Tout était réduit à son strict minimum dans un redoutable exercice d’efficacité. Je n’avais rien à envier à Marie Kondo. À l’époque, pas d’électronique. Il fallait trouver son chemin sur des cartes ou en posant des questions à du vrai monde, quitte à se parler par signes, entre le hongrois et le wolof. Je me sentais en sécurité, la plupart du temps. Pour passer le temps, carnet de croquis et lecture. C’était simple. Il m’arrivait même d’avoir du temps pour m’ennuyer, quand la pluie se liguait à la solitude. Pourtant… quand je fais le bilan de ces années de ma vie, j’ai oublié les inconforts et je garde l’essentiel : ce sentiment puissant d’être en vie. Je ne sais pas si on s’ennuie quand on est terrorisé, quand on a faim. Pour certains, aujourd’hui, voyager rime avec fuir. Être en vie est une victoire.

J’ai rarement ressenti cette émotion intense de bonheur et d’être complètement à ma place qu’en pleine aventure en haut des gorges des Zagoria, ou à dos de cheval dans le Khövsgöl, avec l’essentiel qui tient en partie dans un sac, en partie dans mon esprit. Cette émotion vive, elle me prend encore dans les bois de mon Abitibi natale, à pagayer sur un lac ou à gravir une colline dans l’odeur des pins gris, de l’humus et du silence. La possibilité de la solitude est un luxe. Ça implique qu’on a librement accès à un territoire encore un peu sauvage, sans ensembles résidentiels, sans coupe à blanc et, surtout, sans guerre. Je n’avais pas cette conception du monde stipulant qu’il faut posséder le territoire. Il est là, je passe, tout simplement. Mais je ne suis pas John Lennon et, avec le temps, je perds mes utopies.

Ce n’est pas le premier éditorial que j’écris où je défends la valeur de ce territoire devant la menace de la prédation économique. Que vaut une forêt encore debout? Quelle valeur accorde-t-on au vivant? Nous dévorons les ressources comme si elles étaient infinies. À bien des égards, nos choix de consommation font que nous ne valons pas mieux que Poutine. On pense que le monde nous appartient parce qu’on a les moyens de l’acheter ou de le prendre par la force. Il faut voir ce qui se passe au Brésil, en Afrique, en Alberta, en Mongolie. On pille, on prend, on salit, on détruit, on abuse, on tue. Et on regarde ailleurs quand la réalité est insupportable.

Nous sommes lents à légiférer pour protéger nos terres agricoles, nos forêts et notre eau, desquelles dépendent des besoins de base qui font défaut à bien des populations. Il faudrait apprendre à voir à plus long terme et plus large. Penser à ce que serait le monde dans trois générations et agir en conséquence. Semer le jardin de ce que nous voulons récolter dans 50 ans. Penser à l’avenir comme si ça nous concernait personnellement.

Pour l’instant, ça va bien…?


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