À l’hiver 2021, le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue lançait la première édition du concours d’écriture boréale. Pour y participer, les auteur(e)s devaient étudier dans l’un des trois campus du Cégep ainsi que soumettre un texte littéraire respectant plusieurs critères, dont la thématique : le corps.

En mai dernier, le jury a annoncé les quatre lauréates de cette édition :

  • Alice Allard pour « Ciel couvert »;
  • Florence Desjardins pour « Distante »;
  • Mélissa Jacob pour « Gémeaux »;
  • Paméla Julien pour « Pour Coralie ».

Les gagnantes ont remporté une bourse ainsi que la chance que leur texte soit publié dans L’Indice bohémien (deux dans le numéro de septembre et deux dans le numéro d’octobre). Merci aux deux étudiantes finissantes en arts visuels, Frédérique Lecours et Arianne Goudreau, qui ont créé des œuvres inspirées par chacun de ces textes.

POUR CORALIE

Ma belle grenouille,

Tu es née une douce journée de septembre, dans un monde hostile qui me semblait contraster avec ta frêle douceur. Presque sept ans ont passé depuis, sept courtes années qui me rappellent avec le recul que la vie passe beaucoup trop vite. Ça ne nous a pas pris bien longtemps avant de nous rendre compte que bien que d’un format particulièrement chétif, tu as une force de caractère hors du commun. Ma poulette, tu ne t’en laissais pas imposer déjà à quelques mois de vie! Et même si parfois, on se dit, « Ça y est, elle fait encore à sa tête », je me réjouis de ta force, de ta ténacité, de ton courage. Parce que du courage, il t’en faudra toute ta vie. « Pourquoi, ma tante Pam? » vas-tu me demander. 

Parce que tu es née femme, ma Coralie.

Parce que, peu importe à quel point nous pourrons tenter de te protéger et de te préparer à ce monde, tu en subiras les contrecoups, les évènements que l’on n’aura pas su prévenir.

Vois-tu, ma peanut, quand on nait dans un corps féminin, c’est tout un bagage qui nous suit. Je ne pourrais jamais avoir la prétention d’affirmer que l’on vit à une époque plus difficile que les précédentes, bien au contraire. Ce sont des enjeux différents. Nos grands-mères respectives nous ont ouvert un chemin qu’elles ont débroussaillé au meilleur de leurs capacités. Grâce à elles, tu pourras voter, dans un peu plus d’une décennie. Tu pourras avoir une carrière, tu pourras gérer toi-même ton argent et tu pourras choisir qui tu veux épouser, si tu veux épouser quelqu’un. Tu pourras choisir de fonder une famille ou pas. Elles auraient sûrement souhaité encore mieux pour toi. Elles auraient souhaité une équité salariale, une vraie, tout le temps. Elles auraient souhaité que tu sois en sécurité, partout où tu iras. Que tu sois entière maîtresse de ton corps. Mais ça, mon cœur, c’est une certitude que ni elles ni moi ne pourrons jamais t’offrir.

Tu es tombée sur une planète où ton corps, bien qu’il t’appartienne, sera toujours jugé. Ils voudront toujours le contrôler. Ils le trouveront toujours trop. Trop frêle, trop masculin, trop dénudé, trop en chair. Ou encore, ils ne le trouveront pas assez. Pas assez de formes, pas assez sensuelle, pas assez musclée. Ils voudront contrôler ta façon de penser et de t’exprimer également, bien sûr. Si tu parles trop fort, tu déranges. Si tu as des opinions et que tu y tiens, tu es obstinée, tête de mule. Tu polarises. Tu aimes attirer l’attention. Toute ta vie, à partir de l’adolescence, on attribuera tes élans de colère à ces satanées menstruations. Il faudra que tu te battes pour faire valoir tes points, pour leur faire comprendre que non, tu n’es pas simplement dans une mauvaise journée, influencée par tes hormones; tu es un être humain, avec des idées, des combats à mener, et tu as le même droit de parole que n’importe quel homme sur cette Terre.

Tu feras face à des injustices aussi, trop souvent. On te demandera de couvrir tes épaules et tes cuisses parce que ton corps, il émoustille, il dérange. Ce sera toi qui porteras la responsabilité de la contraception, même si les bébés, ça se fait immanquablement à deux. Ce sera toi qui devras choisir entre la pilule qui fait engraisser, le stérilet qui fait saigner, les injections qui jouent avec tes hormones, dès l’adolescence, parce que ton partenaire trouvera qu’avec un condom, il « sent moins bien ». Et c’est toi qu’on blâmera, si ladite contraception échoue. C’est toi qu’on traitera de tous les noms lorsque l’on saura le nombre de partenaires que tu as eus, ou pas eus.

Je me doute que tôt ou tard, probablement trop tôt, tu seras exposée aux réseaux sociaux et à tout ce qu’ils peuvent contenir de plus laid et violent. Tu compareras ton corps à celui des autres femmes et peu importe à quel point je pourrai tenter de te convaincre que tu es parfaite comme tu es, tu ne me croiras pas. Tu trouveras toujours le moyen de mettre le doigt sur tes défauts, sur tes failles, sur ce qu’il te manquera et ce que tu souhaiteras voir disparaître. Je le sais, je suis comme ça aussi. Nous le sommes toutes. Tu ressentiras une pression énorme sur tes délicates épaules, celle d’être toujours plus belle, plus populaire, plus aimée. Ton humeur va varier au gré des J’aime et des commentaires.

Ça me fait mal d’y penser, mais tu seras en danger. Je n’invente rien, ce sont des faits. Nous sommes plus agressées, violées, battues et tuées que nos confrères masculins. Est-ce que j’exagère? Peut-être. Pourtant…

Pourtant, ça fait des années que je ne sors plus seule le soir. Si j’y suis forcée, je n’ose pas écouter de musique, car je veux pouvoir entendre le moindre bruit de pas derrière moi. J’évite les rues moins passantes. Je me répète en boucle que si on me saute dessus, je dois viser les yeux, l’entrejambe et la gorge. 

Pourtant, presque chaque femme de mon entourage a une histoire à raconter à propos d’une fois où elle a été effrayée, en danger ou agressée.

Pourtant, j’ai moi-même plusieurs épisodes auxquels je repense avec des frissons sur la nuque, en me disant que ça aurait pu être pire, mais que ça aurait assurément pu être mieux.

Quand j’ai été droguée dans un bar et que j’ai perdu toute capacité de me défendre.

Quand l’individu qui m’a « sauvée » a abusé de ma vulnérabilité et de la confiance que j’avais en lui.

Quand j’ai été accostée par un homme sur le trottoir qui a cru judicieux de me mentionner que ma simple façon de marcher lui donnait envie de me violer.

Quand j’ai été harcelée pendant plus de trois ans par un garçon qui voulait absolument me connaître et qui ne comprenait pas que je ne sois pas flattée de son intérêt maladif envers ma personne.

Quand, à de trop nombreuses reprises, on m’a manqué de respect et objectivée en message privé sur les réseaux sociaux ou les applications de rencontre.

Alors oui, j’ai peur pour toi, Coralie. Pour ta petite sœur Florence aussi. Pour toutes les fillettes qui grandissent autour de moi, pour Mila, pour Fiona, pour Léa, pour Abby, pour Mackenzie et Louane.

Je ne veux pas t’effrayer, Coralie, je ne voudrais surtout pas que tu perdes la candeur que je vois dans tes grands yeux bleus chaque fois que tu me souris. Je ne veux pas que tu grandisses en ayant peur des autres, en ayant peur de vivre, en ayant peur de t’exprimer, d’être qui tu es. Ce que je veux, c’est te prévenir. Je souhaite que tu sois alerte, attentive. Plus que tout, je souhaite que tu sois capable de tenir tête à tout le monde, que tu sois capable de te défendre dans tous les sens du terme et que tu sois en mesure de revendiquer ce qui te revient. Tu as le droit d’être bruyante, de déranger, de te défendre, de te tromper, d’être révoltée et de bouger des montagnes.

Ce texte peut avoir l’air d’une ode à la haine, d’une ode à la peur et à la méfiance envers les hommes, envers autrui. Pourtant, ce n’est pas ce que je souhaite. Je ne vis pas dans la terreur constante d’être assassinée, ou agressée. Je suis également consciente que j’ai généralisé à plusieurs reprises, je m’en excuse. Loin de moi l’idée de mettre tout le monde dans le même panier et de diviser huit milliards d’êtres humains en deux compartiments distincts et homogènes. Il m’arrive de plus en plus souvent d’entendre ou de voir des hommes prendre notre défense, s’affirmer en tant qu’alliés. Des mouvements sociaux animent nos espaces publics et gardent la discussion ouverte. C’est principalement ce qui me donne espoir que dans quelques années, quand je te verrai délaisser l’enfant que tu es présentement pour devenir une femme à ton tour, je pourrai avoir assez confiance en ce monde pour te regarder y évoluer sans être toujours dans tes pattes pour te garder dans une bulle protectrice.

J’ai espoir que lorsque tu auras dix-huit ans et que ce sera à ton tour de sortir dans les bars, les hommes autour de toi seront assez prévenants et attentifs pour observer leurs amis et leur dire que ça ne se fait pas passer des commentaires dégradants sur la longueur de ta robe et avoir l’envie de mettre la main sur toi. J’ai espoir qu’avec tes amies, vous saurez prendre l’initiative de vous surveiller entre vous, de vous assurer que chacune rentre à la maison en sécurité. J’ai espoir que vous saurez vous tenir les coudes lorsque l’on vous manque de respect et aussi que tu seras la première à te lever, les poings sur les hanches, pour dénoncer les comportements inacceptables qui se dérouleront sous tes yeux. J’espère que tu seras fière de toi, de ton visage, de ton corps, d’être une femme.

Et si jamais tu te perds, si jamais tu as peur, si jamais tu as honte, sache que je serai toujours là.

Je t’aime, ma belle grenouille.


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