Non, ce pays n’est pas fait pour le vieil homme 

 

Quel film! Le titre de cette œuvre cinématographique de 2007 des frères Cohen, plusieurs fois oscarisée, m’a toujours donné le frisson. J’ignore clairement pourquoi, mais j’y vois peut-être une ressemblance avec ces perceptions que certains Québécois du sud entretiennent avec les espaces plus grands qu’un humain. Serge Bouchard, l’anthropologue, dit aussi très bien ce malaise dans son essai L’homme descend de l’ours « L’Abitibi c’est une leçon d’humilité. » 

 

Faire vieux os ici, quand on n’y est pas né, c’est possible? Il existe de ces arrivants qui, contre toute attente, ont su y être, y devenir et vieillir sur ces terres. Enfants terribles des années 1960, ils aspiraient à un monde différent libéré de la dictature sur les corps et les esprits. 

 

Argentins victimes de leur opinion sous la junte militaire. 

Africains happés par les sanglantes guerres d’indépendance.  

Haïtiennes et Haïtiens harcelés par les macoutes de Baby Doc. 

Espagnols, hommes et femmes, désertant l’héritage fasciste de Franco. 

Étudiants de mai 68 en rupture avec une France où l’on étouffait. 

 

À l’instar des pionniers des plans de colonisation débarquant du train trente ans plus tôt, je les imagine au terminus d’autobus. Je les imagine prendre le dernier car, celui de minuitvers cette région innommable dont ils ont écrit le nom sur un bout de papier. En ce début des années 1970, elles et ils auront une tâche d’enseignant dans une nouvelle polyvalente, ucégep qui reçoit ses premiers étudiants, une université naissante. Le retour de la chance ou l’angoisse d’un autre cul-de-sac? 

 

Mais ils sont jeunes, ils n’ont pas peur. Ils en ont vu d’autres. 

 

Ils nous ont appris l’économiela chimie, tenté de nous connecter à la spiritualité. Enjoint à maîtriser des langues autres que la secondeà apprivoiser les sciences, à apprendre comment apprendre. En cinquante ans ils ont fait bien davantage que de meubler nos jeunes cerveaux, ils ont nourri cette terre de leur regard différent, élevé des piliers balisant ce quil est convenu d’appeler maintenant notre culture régionale. 

 

Ils ont contribué à implanter la solidarité, à valoriser la concertation, ont balisé les sentiers les plus étroits et les rivières les plus tumultueuses, dirigé nos villes, raconté histoires et légendes, joué leur musique, photographié nos gestes et nos vies. Bien sûr, le temps fait son œuvre et certains ont quitté ce monde, mais ont réussi à faire de ce pays un endroit pour que le vieil homme puisse y vivre. 

 

Au fait, le titre du film des frères Cohen est extrait de la première strophe d’un poème de l’irlandais William Butler Yeates, « Sailing to Byzantium » (« La traversée vers Byzance »). 

 

Ce pays-là n’est pas pour les vieillards. Les garçons 

Et les filles enlacés, les oiseaux dans les arbres 

– Ces générations de la mort – tout à leur chant, 

Les saumons bondissants, les mers combles de maquereaux, 

Tout ce qui marche, nage ou vole, au long de l’été célèbre 

Tout ce qui est engendré, naît et meurt. 

Ravis par cette musique sensuelle, tous négligent 

Les monuments de l’intellect qui ne vieillit pas. 

 

Les monuments érigés par ces jeunes battants venus d’ailleurs il y a un demi-siècle ne vieilliront pas, je pense. 


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