Le Théâtre du Tandem convie toute la population d’Abitibi-Témiscamingue à une expérience hors du commun. Les 7-8 et 11-12-13 février sera présentée au Petit Théâtre du Vieux Noranda la pièce Bande de bouffons. C’est à l’invitation d’Hélène Bacquet, directrice artistique et générale du Théâtre du Tandem, que le metteur en scène Jacques Laroche a entamé un chantier de création, en 2017, sous l’angle du bouffon. Inspiré d’une conférence du philosophe Alain Deneault intitulée « Bande de colons », Bande de bouffons fera rire et réfléchir sur notre système politique et le modèle économique qui en résulte.
Alain Deneault est correspondant canadien du Collège international de philosophie à Paris et enseigne la philosophie au campus de la Péninsule acadienne de l’Université de Moncton. Auteur prolifique, il a notamment écrit Paul Martin et compagnies (2004), Noir Canada (2008), Impérial Canada inc. (2012), Paradis sous terre (2012) et La médiocratie (2015). Dans le dossier de presse sur la pièce, on indique que son approche a été accueillie comme le « puissant déclencheur d’une réflexion artistique portant à la fois sur les identités québécoise et canadienne ». Entre colonisateur et colonisé, Deneault développe le concept de colon et analyse le modèle politique canadien. Il définit le colon comme « les petites mains » servant les intérêts de puissances colonisatrices et collaborant aux entreprises d’appropriation des ressources des contrées conquises. Le peuple québécois, selon l’analyse de Deneault, serait le colonisateur vaincu qui participe au grand pillage : minerais, bois, eau, etc.
Pour les créateurs, la figure du bouffon s’avère tout indiquée pour provoquer la réflexion autour des identités canadienne et québécoise. À ce sujet, on peut lire dans le dossier de presse associé à la pièce que le bouffon « marche sur un fil tendu entre le tragique et le grotesque. Son statut lui permet d’asséner des vérités insoupçonnées et lui donne une liberté de ton inégalable. […] Il explore les contradictions de l’âme humaine en se vautrant de manière égale dans les arguments les plus contraires et en apparence inconciliable ». C’est grâce à l’humour et à la figure grotesque du bouffon que pourra être entendue la « réflexion non consensuelle » que propose le Théâtre du Tandem.
Le texte de Jean-Philippe Lehoux est joué par Valérie Boutin, Jean-François Nadeau, Catherine Larochelle, Stéphane Franche et Guillaume Tellier, et mis en scène par Antonia Leney-Granger et Jacques Laroche. À souligner que la musique est de René Lussier.
Deux autres productions théâtrales s’inspirent du travail d’Alain Denault. Cœur Minéral de Martin Bellemare sera présenté à L’Usine C (Montréal) ce printemps alors que Hidden Paradise de Marc Béland et Alix Dufresne sera présenté à l’Agora des arts (Rouyn-Noranda) le 23 avril.
LE TEMPS DES COLONS
COMPTE-RENDU DE SÉBASTIEN LAFONTAINE
La bande de bouffons a sévi au Petit théâtre du Vieux Noranda. À quelques pieds de la fonderie, on les croirait être le résultat d’une surdose d’arsenic. Le Union Jack était à l’honneur, projections sur rideaux blancs d’images de notre beau pays. Nos cinq larrons en foire remercient chaleureusement tous les « fleurons » de l’économie québanadienne, le Québec étant ce qu’il est et le Canada aussi, c’est-à-dire, on ne sait trop, sans qui nous ne serions rien. La pièce Bande de bouffons est un feu roulant d’allusions culturelles et politiques : de Pierre Vallières et son Nègres blancs d’Amérique à Gaston Miron en passant par la flotte commerciale de Paul Martin et les « talents » de chanteuse de Mme Justin Trudeau, le spectateur n’a qu’à bien se tenir, difficile de tout saisir. Parmi la densité de références, le jeu des personnages à la fois très humains et très difformes, nous maintient en contact avec l’essentiel, le moment présent. L’absurdité des costumes appuie le travail génial de posture, de geste et de voix si cher à l’art de la scène.
Le moment présent, ici, nous amène derrière un miroir qui ne nous renvoie que ce que l’on veut bien montrer. Les bouffons relèvent le défi de déjouer nos zones cérébrales qui carburent au strict divertissement pour aventurer le colon dans ses zones de réflexion. La voix hors champ d’Alain Deneault est brillamment introduite (extraits de sa conférence « Bande de colons ») par le travail de René Lussier qui la met en rythme : « Être colon, c’est être structurellement dépolitisé […] Les colons, ce sont les petites mains, les exécutants du projet colonial, qui n’en profitent même pas. Ils sont là pour une p’tite paye, un p’tit lopin de terre, un p’tit avantage : un téléphone cellulaire, une voiture de fonction […] Aujourd’hui le colon c’est l’Albertain qui souhaite que l’entreprise pétrolière investisse dans les sables bitumineux, l’Abitibien qui souhaite qu’une autre mine ouvre, les gens des maritimes qui voudraient d’un grand projet de pêche intensive […] au détriment des colonisés qu’on a parqué dans des réserves, qu’on a refoulé, qui sont devenus des bibelots, ou des emblèmes d’équipe de hockey. »
Avec l’inconscient qui fourmille d’archétypes probiotiques, qui grouille d’arc et de tripes, le peuple cana-qué-coloni-prolétaire n’en a pas fini de se pelleter l’identité. « Le Canada, c’quoi? Le Québec c’quoi? » C’est organique et ça nous coince l’accep-tam-di-li-dam sociale. Les bouffons, mouture entrailles (on croirait voir l’intestin grêle et son côlon déambuler), étalent sur scène notre malaise identitaire et offrent aux spectateurs non commandités un regard au-delà et en deçà de ce que nos petites et grandes vanités nous reflètent. Les acteurs sont délicieux. Merci l’équipe, chapeau bas au Théâtre du Tandem.
Pour entendre une autre voix au sujet des bouffons et des colons du grand Canada, l’auteur de ce texte recommande le visionnement du film Le temps des bouffons de Pierre Falardeau, 1993.