Des gens seraient arrivés dans le coin il y a très longtemps, vraiment. Personne ne s’en souvient. C’était bien avant l’émergence de l’écriture, l’invention de la roue ou la naissance de Carey Price. Ces individus avaient une histoire, un avis sur la météo, des inquiétudes, des amours, des peines. Ils se seraient divisés et subdivisés en petits groupes, croit-on.
Certains ont su perfectionner à outrance des armes pour abattre de gros animaux marins avec presque rien, pendant que d’autres arpentaient rivières et forêts à la conquête du territoire, toujours plus loin. Si bien qu’un jour on fit une trouvaille de la plus haute importance : l’Autre. Comme perdus dans l’immensité du territoire et du temps, chacun a dû se redécouvrir. Parce que, cela semble évident, mais nul besoin d’avoir un nom distinct lorsque l’on est seul. L’Autre nous offre l’occasion de se définir : « !Kung » (Kalahari), « Yanomami » (Amazonie) et « Anishinabeg » (AT) sont autant de noms que s’octroient les peuples pour se désigner eux-mêmes.
Ces mots signifient les « premiers » ou les « vrais » hommes, voire « les humains » point, autant de manières de revendiquer son humanité par rapport à une frontière. On se trouve en même temps qu’on trouve l’Autre qui est moins humain, ou pas du tout. C’est précisément à l’aide d’un tel jeu de proximité et de distance qu’il est possible de distinguer le « Nous », ceux qui savent vivre correctement, de ceux qui ne le savent pas assez, les Autres (selon l’anthropologue Sylvie Vincent).
Parfois la frontière est mince, car on se reconnaît beaucoup dans l’Autre, jusqu’à s’y mêler. C’est ce qui est arrivé jadis, avec les gens venus d’ailleurs, les Blancs. On avait entendu parler d’eux, puis on avait commercé, prié leur Dieu, fait la guerre et son contraire. Surtout son contraire, au sud. Cependant, certains hommes politiques ont vite fait de craindre l’« ensauvagement » des Canadiens-français. On avait trop fait la paix… dangereux d’attraper le «recul» de la civilisation.
Pour prévenir cela, des murs immenses ont été érigés entre les peuples. Les choses ont alors rapidement dégénérées.
Soudainement, le territoire était la Nation du Québec.On a trouvé une petite place pour nos Autres à Nous, dans un coin, pour qu’ils soient tranquilles. Ils sont rapidement entrés dans la masse de tous nos Autres, tellement qu’on a longtemps eu un « Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration » responsable des « Affaires Indiennes », c’est pour dire… Aussi, certains font mine de les oublier.
Dans les livres d’histoire, on raconte qu’ils sont disparus, ces « chasseurs-cueilleurs », faute d’avoir compris que la tradition change avec le temps, le contexte et les rencontres. On se raconte cela car on s’ennuie de la nature vaincue, Nous, les acheteurs-cuiseurs. Après, on aime aussi l’Autre en Ange ou en Démon, pour mieux l’opposer à Soi.
Lorsque notre société nous dégoûte, il est pratique d’avoir un écologiste-mystique inné à portée de la main. À l’opposé, on se félicite tantôt d’avoir la science pour nous dire ce qui est « vrai », d’avoir un mur solide contre les croyances barbares. Dans tous les cas, l’Autre est gardé à la limite de cette humanité qui est la nôtre.
Le portrait est un cliché, un extrême, ce qu’on nomme un stéréotype. Manière de le déshumaniser. Sa culture est réduite à un terme minimal, son histoire appartient à un passé révolu, les mots qu’il déglutit sont en voie de disparition. On oublie que l’Autre est un être capable du meilleur comme du pire, ni bon sauvage, ni brute toxicomane. Un être humain complexe, comme vous et moi, oui.
Comble de l’absurde, on lui demande maintenant de nous prouver qu’il est l’enfant des gens de ce territoire. Dis-nous que tu es authentique pour être reconnu comme tel, dans nos mots, selon nos lois conformes à ce qui est Bon, Vrai et Juste.
Pourtant, c’est précisément ce qu’il faut cesser de faire : imposer notre système de valeurs à tout prix. L’avenir réside dans la prise de parole de l’Autre, puis d’un dialogue. Il n’y a pas de question autochtone à résoudre, il y a seulement des réponses à écouter.
Notre peuple a pour maxime « je me souviens » à l’honneur de ceux qu’on a fait taire. Il est grand temps d’entendre les murmures des oubliés.