PRÊTER LA TRIBUNE AU GRAND SAGE // Jenny Corriveau |
Octobre, arrière-plan orangé, objectif automnal. Panorama Super 8 de feuilles mortes à travers un grand-angle. Vitesse d’obturation 1/48 : bien capter les couleurs en 24 FPS, ne rien manquer. Le bruiteur froisse une page du journal : bruit de pas sur un tapis desséché de résidus feuillus. Flash-forward-Tarantino-style : hier, le journal était sous presse. Ici, le spectateur est le lecteur du story-board bohémien dans lequel 32 pages en arrêt sur image n’attendent que l’œil de l’avide culturel pour lui exposer nos talents exceptionnels : mémoire immortelle.
La présente édition de L’Indice bohémien étant teintée du 7e art et comportant un cahier cinéma, j’ai décidé de céder la tribune éditoriale à un acteur important de la scène cinématographique en Abitibi-Témiscamingue : Serge Bordeleau.
Mesdames, messieurs sur le plateau, ACTION !
CINÉMA, TECHNOLOGIE ET HUMANITÉ // Serge Bordeleau |
Nous vivons dans une époque formidable ! Divertissement, technologie, interactions. On tient le monde entier dans nos mains. Tout est allé si vite. Le langage, l’écriture, l’imprimerie, la pellicule et maintenant l’ère numérique. Réalité virtuelle. Vertige. Tout évolue si vite et pourtant, nous, Homo sapiens, n’avons évolué que très peu ou pas du tout depuis les deux cent mille dernières années. Un nouveau téléphone n’y changera rien.
Évolutivement parlant, nous sommes encore de simples mammifères sociaux, ayant accédé à la station debout pour mieux survivre dans la savane, ayant développé des appendices préhensiles et un cortex nous permettant, entre autres, de fabriquer des outils. Ou de se gratter. Ou de se raconter des histoires. Dispositifs nécessaires et suffisants pour exercer notre emprise sur la nature et sur le monde. Seulement, le storytelling et la technologie ont atteint un tel degré de raffinement qu’il devient parfois difficile de départager ce qui sert l’humanité de ce qui l’asservit.
Cinéma !
La magie opérait déjà au bord du feu, chez nos ancêtres aux gros sourcils et au front fuyant. Notre cerveau aime les bonnes histoires[1]. Elles déclenchent, en douce, une hormone étroitement liée à l’empathie et aux interactions sociales. Ocytocine. Sa sécrétion induit un sentiment de confiance envers l’étranger, nous pousse à aller vers l’autre, à marcher dans ses souliers. C’est ainsi qu’on arrive à comprendre et même ressentir ce que vit Harry Potter. Magie ! Le divertissement est devenu essentiel à notre survie, et on s’accommode bien de pouvoir accéder à cette marchandise sur de multiples plateformes, dans une instantanéité historique. Le sortilège opère de la même façon en publicité. Éprouvez de l’empathie pour une histoire, vous éprouverez de l’empathie pour la marque.
Technologie
C’est l’automne. Les feuilles tombent. En cette saison de l’obsolescence programmée, nous voulons maintenant le nouvel iPhone. L’histoire est efficace : nous serons plus productifs et plus créatifs. Chaque fois qu’on satisfait un désir, le cerveau nous en remercie. La technologie joue d’ailleurs abondamment sur ces mécanismes. Toutes les notifications, courriels et messages que l’on vérifie plusieurs fois par heure activent le centre de récompense du cerveau et libèrent, chaque fois, de la dopamine. C’est le même processus que pour la pornographie, qui donne l’impression au cerveau d’assurer la transmission du patrimoine génétique et la survie de l’espèce[2]. Sans cesse, notre cerveau est sollicité, et berné… et il en redemande ! Les sollicitations sont rendues si présentes dans nos vies qu’on parle désormais d’une économie basée sur l’attention. Dans ce contexte, le sommeil serait une entrave à la profitabilité massive[3]. Rien de moins ! Parce que quand on dort, on ne clique pas sur « j’aime ». Régulièrement, on voit aussi ressurgir des études sur l’effet néfaste de la télévision chez les enfants. Trop de télé, d’Internet ou de jeux vidéo rendront-ils notre société moins apte à interagir socialement[4]? Bref, doit-on prôner un retour à l’âge de pierre ? Probablement pas.
Humanité
Le divertissement, c’est épatant. Le progrès, c’est fantastique. En théorie, tout cela devrait ouvrir les portes de l’esprit et améliorer les conditions de vie de l’humanité. Mais est-ce toujours le cas ? Pour le savoir, il m’est venu à l’idée de remixer le célèbre énoncé d’Isaac Asimov sur la robotique, en remplaçant le terme « robot » par « technologie ».
…
Disons qu’il reste du chemin à faire.
Cela dit, je suis un GRAND fan d’Asimov. Sa foi en l’humanité et en la technologie pour lui venir en aide est encore pertinente aujourd’hui. C’est donc avec cet optimisme que je saute aujourd’hui à pieds joints dans la réalité virtuelle. Avec cette merveilleuse technologie, l’empathie ne se vit plus par procuration : le spectateur devient protagoniste. Comment ne pas se laisser tenter! Bien sûr, je redoute le jour où les casques de réalité virtuelle feront partie de notre quotidien[5], comme les téléphones intelligents dans les années ’10. Malgré tout, je continue de croire qu’une bonne histoire peut avoir un impact bénéfique sur la société. Et qu’il est possible d’utiliser les technologies à bon escient.
Là-dessus,
« Siri : envoie cet éditorial. » [6]
[1] « Why your brain loves good storytelling », Harvard Business review, oct. 28, 2014.
[2] « Brain scans of porn addicts : what’s wrong with this picture ? » The Guardian, sept. 26, 2013.
[3] « La dictature de l’insomnie », Le Devoir, 19 septembre 2016
[4] « Un bébé laissé devant la télé risque de devenir un ado intimidé », La Presse, 19 septembre 2016.
[5] Ne ratez pas l’adaptation cinématographique du roman Ready Player one, de Ernest Cline, par Steven Spielberg. Une fascinante incursion dans un futur dystopique où la réalité virtuelle est devenue une échappatoire au monde réel.
[6] « Parfait. Je contacte votre mère. »