On ne cesse de vanter, avec raison, la vitalité culturelle et artistique de l’Abitibi-Témiscamingue. On est fier de nos artistes qui confèrent à la région une nouvelle réputation d’espace de découvertes et de rencontres, qui transforment peu à peu dans l’imaginaire collectif la perception de « pays de mouches noires » vers celle d’un pays qui rêve et qui affirme son identité par tous les moyens. L’art a changé quelque chose dans notre image, ici comme à l’extérieur. À l’instar de Christine Girard qui récolte une médaille aux Jeux olympiques, quand quelqu’un de chez nous rayonne à l’extérieur, ce sont notre sentiment appartenance et notre fierté qui s’illuminent.
Il y a donc de quoi être fier de tous ces artistes et festivals audacieux comme le FRIMAT ou le FME qui enrichissent nos saisons et nous mettent sur la mappe. Tout ça pour vous dire qu’à mon avis, l’art sert à quelque chose. Et pour bien amener le sujet qui me turlupine, je dois m’assurer que vous savez que l’art est utile. Il est même nécessaire, afin de donner un sens à nos vies et une dimension intérieure – je dirais presque spirituelle – et nous élever au-dessus de l’abrutissante productivité. Parce que nous ne voulons pas être des robots.
Être artiste, donc, c’est un métier. On ne peut pas devenir chef d’orchestre en passant 40 heures par semaine à vendre des chaussures. Pour devenir un artiste professionnel qui chemine, qui performe, qui creuse dans la matière intellectuelle, il faut avoir les moyens de le faire. Ces moyens se trouvent dans un environnement propice, ce qui est de plus en plus possible en Abitibi-Témiscamingue, qui permet de tirer des revenus d’activités artistiques professionnelles.
Malheureusement, j’entends et je lis encore sur les médias sociaux nombre d’individus qui s’insurgent contre les subventions aux artistes, ce « gaspillage éhonté d’argent public », contre l’intégration de l’art à l’architecture, le financement de la radio publique, etc. Chaque fois, me reviennent en tête les sorties publiques de Bernie Ecclestone réclamant une garantie que l’organisation de la Formule 1 ne paiera pas un sou d’impôt… ça me fait sourciller, vous devinez bien. Ces mêmes industries « touristiques » bénéficient aussi de subventions colossales, pour soi-disant faire rouler l’économie. Si on part du principe qu’il est bien de soutenir l’économie, le secteur artistique est-il moins important que les secteurs minier, automobile, forestier, pharmaceutique et énergétique? Un emploi en vaut bien un autre, puisque c’est de ça qu’il s’agit. Les artistes aussi paient leur hypothèque, leur épicerie et leur prêt étudiant; ils ne sont pas une sous-catégorie de citoyens.
Il y a encore de l’éducation à faire concernant le statut de l’artiste et les mythes qui l’entourent. Il faut bien comprendre qu’un artiste professionnel a un statut reconnu par la loi, selon des critères précis. Le droit d’auteur, c’est un mécanisme de reconnaissance du travail de l’artiste professionnel pour l’aider à vivre de son art. Un droit d’auteur, c’est le droit de toucher une redevance sur l’utilisation qui est faite d’une œuvre, d’une idée, d’un concept.
Les artistes créent des œuvres dans le but qu’elles soient diffusées. S’il y a diffusion, il peut y avoir « consommation ». Dans une logique de marché, si on veut une voiture, on doit l’acheter. Pourtant, l’objet d’art qui est convoité par un consommateur est souvent intangible : la musique, la littérature, le cinéma, même l’art visuel. Avec la multiplication des supports numériques, l’art peut donc se vendre, et malheureusement, se multiplier, se copier, se pirater sans que le créateur ne soit en mesure de toucher l’argent résultant de la demande créée par son « produit ». Se pose alors un problème important : comment les artistes font-ils pour survivre s’ils ne peuvent pas toucher l’argent pour le travail qu’ils font?
Le fait est que c’est impossible de pirater un panier d’épicerie ou une voiture avec un ordinateur. Il y a donc un rapport de force qui oblige le client à payer pour ce qu’il veut. À l’ère du numérique, les artistes ne bénéficient pas d’un tel rapport de force.
En juin dernier, le gouvernement du Canada a adopté la loi C-11 qui autorise près d’une quarantaine de nouvelles utilisations d’œuvres littéraires ou musicales sans que leurs auteurs n’en touchent un sou. Malgré l’immense mobilisation des milieux culturels canadiens pour contrer l’adoption de cette loi, le gouvernement a préféré ignorer leurs propositions pour favoriser visiblement les fournisseurs de services Internet qui ne paient aucune redevance sur les contenus qu’ils distribuent. Ils nient l’apport du contenu artistique à leur chiffre d’affaires, ce qui revient à nier le droit d’auteur. Tout ça pour faciliter la vie aux « utilisateurs ».
Le gouvernement canadien fragilise ainsi les sources de revenus que peuvent tirer les artistes de leur travail. Cela représente des pertes annuelles de plus de 125 millions de dollars pour les artistes canadiens. Du même coup, il compromet les revenus de toute une chaîne de travailleurs : éditeurs, libraires, graphistes, imprimeurs, traducteurs, photographes. Dans une logique où le gouvernement tend à moins subventionner les artistes, il serait au moins cohérent de leur fournir les outils légaux qui puissent leur permettre de faire respecter leur propriété intellectuelle.
Le groupe Misteur Valaire a fait le pari de donner sa musique sur le Web selon un système de prix libre Pay what you want et son chiffre d’affaires augmente d’année en année. Tant mieux. Le problème est que personne n’achète un t-shirt à l’effigie de Dany Laferrière, et les tableaux ne font pas venir des foules dans les festivals. Hors du show-business, les alternatives de revenus se font rares.
Alors si en plus de sabrer dans le soutien à la création et à la diffusion, le gouvernement adopte des lois dictées par les lobbys du cinéma hollywoodien et les fournisseurs de services Internet défavorables aux créateurs, comment les artistes vont-ils survivre au Canada? En vendant des chaussures? La question se pose.