Mélodie Charboneau-Demers a 20 ans. Elle est originaire de Rouyn-Noranda, mais étudie maintenant la danse contemporaine à Montréal. Elle partage avec nous un texte poignant sur la quarantaine, le territoire et le deuil.  


Jour 1

Encore le même paysage. Il y a juste la playlist qui change. Des fois on fait un aller-retour rapide et c’est les mêmes chansons. On met un podcast à Mont-Laurier et ça passe. Depuis que j’ai un appartement à Montréal et que j’étudie là-bas, Rouyn n’est plus chez moi. Mais Montréal est trop frais dans mon corps pour que je dise que c’est ma ville. Je suis dans un entre-deux. Je suis nostalgique de faire la PPL en voiture, de shotgun des bières dans la rue et de crier à la côte météo. J’oublie de quoi je m’ennuie quand je pense aux garçons que j’ai embrassés et aux gens que je n’ai jamais envie de voir, mais qui travaillent à l’épicerie ou aux dépanneurs.

 

Un très grand café deux laits un miel pour mon père et un moyen noir pour moi. Les porte-gobelets sont toujours occupés. Ça énerve mon père qui se ronge les ongles en attendant que je finisse mon café pour les empiler et les jeter à la prochaine station-service. Le trajet est long, mais ça ne me dérange pas. J’aime être dans la voiture, jusqu’au moment où il faut arriver. Je hais arriver, ça me fâche. Je me sens toujours sale. C’est l’arsenic de la mine qui me colle à la peau. Il y a un nouveau concessionnaire à l’entrée de la ville, c’est toujours aussi accueillant. Je me cale dans mon siège. Il y a une pandémie et les gens de Rouyn n’ont pas l’air au courant. J’ai mal au dos et je suis collante d’arsenic. J’ouvre la fenêtre. C’est la même sensation. Les mauvais souvenirs sont toujours là. Les gens, les maisons, les rues et les arbres me rappellent que Rouyn est figée. J’envoie un message à ma grand-mère pour lui dire qu’on est arrivés. Elle a hâte de me voir après la quarantaine, elle a acheté du fromage végane.

 

Capucine, ma chienne, m’attend devant la porte vitrée. Elle fait des allers-retours dans l’escalier en haletant. Elle est contente de me voir. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Dans cette maison tous les gens entrent, partent, restent et ne reviennent pas. Je vais prendre une douche.

 

Jour 2

 

La chambre n’est ni à mon frère ni à moi, elle est pour les invités. Je suis une invitée chez moi. Je pousse le lit contre le mur, je mets le bureau de travail dans le corridor et je fais une pile avec mes vêtements à côté de mon sac. Ça ne sert à rien que je les accroche dans le garde-robe, je reste juste une semaine. J’ai de l’espace pour danser, c’est ce qui compte. Je me glisse dans les couvertures qui ne sont pas les miennes.

 

Jour 3

 

Je suis assise par terre devant le micro-onde. J’attends que mon repas chauffe. Le micro-onde est dans une armoire. Je referme toujours la porte pour limiter le contact des ondes avec mon cerveau. Il paraît que ça donne le cancer. Dans mon appartement, j’en ai pas parce que je n’ai aucune armoire assez grande. Ma grande tante m’en a donné un lors de mon déménagement. J’ai dit que je n’avais pas de place sur le comptoir. Je suis souvent en criss quand je veux faire chauffer mon sac magique.

 

Jour 4

 

Je regarde la bibliothèque. Il faut que je lise pendant la quarantaine. Dans la partie vitrée de la bibliothèque, il y a les livres jeunesse. Billy se bile d’Anthony Browne, je le lis à chaque fois que je suis en visite à Rouyn. Il est étiqueté au nom de ma mère en Comic Sans Ms. Sa classe avait un coin lecture avec une bibliothèque. Elle avait acheté tous ses livres avec son argent, c’est pour ça que son nom est dessus. Les autres enseignants la jalousaient. Mon père est assis à la table de la cuisine. Il est entouré de bloc-notes, de crayons trop aiguisés et de manuels d’exercices en langue seconde.

 


– Qu’est-ce que je pourrais écouter comme podcast en anglais ?

– Ben là, tu lis pas déjà quelque chose en anglais ?

 

– Oui, mais t’sais en faisant la vaisselle ou pendant que je marche.

 

– Papa, tu peux pas être constamment stimulé.

 

– Ben toi, t’as tout le temps quelque chose dans les oreilles.

 

Jour 5

 

Anthony Browne fascinait ma mère. Au début de sa carrière, il reproduisait des planches anatomiques du corps humain pour une grande université. Maintenant, il illustre ses propres albums et conçoit des cartes de vœux depuis 1976. L’auteur chéri de ma mère vit aujourd’hui sur une ferme. Elle a toujours voulu avoir une ferme, mais je ne sais pas si elle enviait aussi la confection de cartes de vœux. Dans Billy se bile, le petit garçon est angoissé. Un soir, il va dormir chez sa grand-mère. Elle remarque que Billy se bile et lui offre six poupées-tracas. Il énumère toutes ses inquiétudes aux poupées, les glisses sous l’oreiller et elles se tourmentent à sa place. Les grands-parents ont toujours une solution qui fonctionne plus que les autres. Quand j’étais petite, je m’inquiétais comme lui. J’avais peur d’être grosse, j’avais peur des dames en talons hauts, j’avais peur qu’on fasse du mal à ma famille, j’avais peur que quelqu’un me regarde pendant que je prenais ma douche, j’avais peur des volcans et des micro-ondes. Comme dans l’histoire, mes parents n’avaient aucun pouvoir sur mes peurs. C’est trop gros, ils étaient en danger autant que moi. Personne ne peut te protéger de l’angoisse. Ma mère et moi avions fait une cinquantaine de poupées-tracas. Elle aussi, elle en mettait sous son oreiller.

 

Jour 6

 

La quarantaine est longue et mon père marche en mettant plus de poids sur ses talons que sur sa plante de pied. À chaque fois qu’il marche, les coupes dans le vaisselier résonnent. Ça m’irrite beaucoup. La nuit, je me réveille parce que je serre la mâchoire trop fort et ça me donne des maux de tête.

 

Jour 7

 

J’appelle une amie pour lui dire que je ne suis pas productive.

 

– Je fais juste commander du linge depuis trois jours.

 

– Utilise la quarantaine pour créer une chorégraphie !

 

– Ouin, mais je peux pas sortir.

 

– T’avais pas fait de la place dans ta chambre ?

 

– Oui… Mais je vis rien, je peux rien créer.

 

Jour 8

 

Je me suis réveillée avec les joues et les muscles du cou enflés. Je m’assois dans mon lit et je masse mon visage comme ma professeure de ballet me l’a montré. Ma cousine m’a écrit plus tôt ce matin.

 

– Grand-pop tousse pas mal, il s’en va à l’urgence.

 

– Shit ok.

 

Je fais un cours de yoga en ligne. Je n’arrive pas à respirer en même temps que la fille sur le vidéo. Ça me frustre, je ferme mon ordinateur. Ma cousine me réécrit pour me dire que mon grand-père s’en va au troisième à l’hôpital. Impossible, c’est grave pour de vrai. Pourtant, il a pris toutes les précautions. Je ne peux pas sortir de chez moi. Je suis en quarantaine. Je ne peux rien faire, je ne peux même pas être là. L’hôpital est proche de la mine. C’est sûr qu’il respire mal. Le criss de troisième étage. Je connais le chemin par cœur. Quand le médecin disait à ma mère qu’il faillait qu’elle reste à l’hôpital quelques jours, elle roulait les yeux. Ça me faisait rire. Elle faisait exprès pour que le médecin la voie. Elle riait un peu, c’était son rire jaune, son rire pour me convaincre qu’elle avait le contrôle. Maintenant, je sais qu’aller au troisième étage, c’est juste en attendant de mourir. Je pleure en pensant aux murs rugueux de l’hôpital. J’ai envie d’y aller et de me morfondre dans l’ascenseur. J’ai besoin que quelqu’un me voie pleurer, pas mon père, il connaît déjà mes larmes.

 


Jour 9

Aujourd’hui, ça ne me dérange pas de regarder le micro-onde dans les yeux.

 

Jour 10

 

Je fouille la maison pour trouver des poupées-tracas. J’en cachais partout. Je trouve trois petits bouts de bois entourés de fils à bracelet multicolore dans le bac à scrapbooking. Je vais aller lancer les poupées sur le balcon de l’appartement de ma grand-mère. Je sais qu’elle ne dormira plus jamais. Se faire de la bile est héréditaire chez nous.