Les derniers territoires, l’exposition de René Derouin au Centre d’exposition de Rouyn-Noranda, 5 décembre 2016 – 5 mars 2017 a donné lieu à une vive discussion entre Alexandre Castonguay, acteur et homme de théâtre, et Christian Leduc, photographe. Toutes les dimensions de l’exposition interpellent les deux artistes et participent à leur expérience en dents de scie des productions artistiques de Derouin de la période 2000 à 2013. Dans un vigoureux aller-retour, ils interprètent et assignent de nouveaux sens au titre de l’exposition, aux différents procédés techniques (œuvres de papier et bois reliefs) utilisés par Derouin, aux différents lieux du continent américain qui habitent ses œuvres, aux stratégies d’installation de ces dernières dans l’exposition en cours. Aussi, l’exposition leur rappelle les objets du quotidien qui ont marqué l’univers esthétique et affectif de leur enfance, leurs vagues souvenirs des cours d’histoire sur l’Amérique précolombienne. Ils suscitent également leurs réflexions sur notre système économique capitaliste et ils confient le vertige ressenti à la fréquentation des œuvres exposées, leur sentiment de grandeur et de petitesse  en regard de la présence de Derouin dans les œuvres présentées.

A-Dans mes demandes de sub, le concept de territoire revient tout le temps depuis un bout. On dirait qu’il est sur les lèvres de tout le monde : artistes, sociologues, psychologues. J’ai même entendu parler du concept de géomentalité. Imagine… Mais en mettant le mot «derniers» en avant, ça… je sais pas comment dire… ça me rend triste peut-être? Je sais pas.

C-Bah! Faut pas s’en faire avec la poésie d’un titre mais se laisser porter. Tu peux toujours te dire que les derniers seront les premiers et, selon moi, selon ce que je perçois, je trouve ces territoires assez autochtones. Je me sens dans les Mystérieuses Cités d’or. Assez Incas ou Aztèques, je ne me rappelle plus la différence.

A-Esteban et Zia! C’est loin en titi. J’pourrais pas dire vraiment, mais j’gagerais un petit deux sur les Incas. Quand les Espagnols sont arrivés avec leur religion et leurs églises, ça a du créer des déplacements de population non? Du mouvement? En tout cas, ça a dû être un choc. J’ai lu dernièrement que pour eux, les Incas les Aztèques peu importe, l’or n’était qu’ornement, qu’il n’avait pas de valeur comme les Espagnols en voyaient une en elle, non, j’ai lu que leur monnaie, aux Incas-Aztèques, c’étaient les grains de café. Et en passant, ma blonde t’a «scoopé» Christian. Elle m’a dit ce matin que Derouin avait fait ses études en Amérique latine.

C-Ça doit être vrai parce que pour moi, c’est Karyne et Jean-Jacques qui m’ont dit ça. Pour l’or, ils n’avaient pas tort de s’en servir que pour l’ornement. D’ailleurs ça n’a pas vraiment changé de nos jours. La plus grande partie de l’or n’est qu’ornement, luxe et spéculation. Une infime partie est utilisée dans des trucs de conductibilité ou autre chose un peu plus techno. Quand j’ai dit territoires autochtones, je voulais dire indigènes. Est-ce que ça veut dire la même chose?

A-T’es fatiguant avec tes questions à 100$. Mais bon, je me risque… je pense que oui. Ce qui relie ces deux mots ensemble dans mon esprit c’est l’idée de première nation. Première implique naturellement, qu’un jour, il en est apparu une deuxième qui, elle, n’était pas indigène, genre locale, mais étrangère au territoire en question. Donc, les Espagnols, n’était-ce pas Mendoza qu’il s’appelait dans la série (?), quand les Espagnols sont débarqués de leur bateau, ça a créé un choc des civilisations. C’est pour ça, peut-être, que je vois se rencontrer des influences religieuses avec autre chose… que j’ai du mal à nommer… j’ai peur de dire n’importe quoi… aide-moi Christian.

C-C’est ça qui est fantastique de tenter de comprendre un processus qui est très personnel et qui, malgré la volonté de l’artiste à vouloir le partager, reste quand même, d’une part, insaisissable, innommable mais de la part de son créateur. On peut pas tout nommer ce serait invivable. Faut sentir. Je sais pas si ça t’aide mais le vertige est grisant au milieu de cette exposition hein?

A-Je me sens petit… petit mais pas écrasé…petit et élevé…j’sais pas vers quoi, mais bon.

Peuimporte où je regarde, je vois des monstres, des animaux, des poissons, mais j’sais que c’est dans ma tête… que c’est mon imagination qui les dessine. J’ai un violent désir de casser les vitres des présentoirs pour partir avec les plus petites œuvres. Le recueilMichouette, on dirait un livre sacré, un trésor : «…monstre, redonne-moi mon soleil…». C’est puissant. Je sens la force de ma grand-mère parce qu’il y a des ressemblances avec les centres de table qu’elle faisait au crochet. On les disposait au centre de la table comme des ornements sacrés. Je sens aussi la force de mon grand-père dans l’œuvre avec le râteau (elle est spéciale celle là : c’est la seule en 3D), je sens le labeur, les labours, la sueur et la délicatesse en même temps.  Mes grands-parents auraient tripé raide.

C-Ça fait se sentir vivant, des œuvres qui stimulent l’imaginaire, des œuvres qui demandent à entrer dedans. Les centres de tables…c’est d’la dentelle à manger dessus. Quand les grands-mères les sortent, c’est qu’il y a de la visite mais peut-être qu’elles les sortent tout le temps parce que je ne suis pas là pour voir quand je n’y suis pas. Moi j’capote sur les œuvres de La Chapelle!! Fascinant! On s’promène là-dedans comme on rêve. Faut dire que j’dors bien!

A-Ça me fait revenir aux monstres quand tu parles de rêves parce que ça implique aussi notion de cauchemar. Des bêtes mythologiques. Il y a l’originel et le dévasté qui se côtoient dans la même œuvre. Même que les bêtes ont l’air elles-mêmes dévastées. Traquées. Affolées. L’ostentatoire des grandes chapelles côtoie l’humilité des mains pleines d’arthrite de ma grand-mère. T’as vu dans la vidéo? Quand il découpe au scalpel, on dirait qu’il dessine. Il dessine au couteau.

C-C’est le coureur des bois qui parcourt le territoire, et quand il se repose à la fin de la journée, il écrit son journal avec la lame d’un exacto. C’est le calme et la tempête en même temps. Pas un avant l’autre. Tout en même temps. Et partout en même temps. L’artiste omniscient. Les derniers territoires devraient être le dernier territoire et ce dernier territoire c’est le partout.

A-Ayoye Chris! C’que tu dis pis c’que j’viens d’voir fitte ça pas d’sens. J’viens de refermer la revue,  le catalogue de Derouin (en passant, ni l’un ni l’autre n’avons osé la mauvaise blague «y viens-tu de Rouyn,Derouin?», mais blague à part j’en avais le souffle coupé, fallait que j’pense à respirer comme si j’avais une oreiller dans la face. Y a vraiment fallu que j’le ferme. C’est fou parce que tantôt j’disais que je ne me sentais pas écrasé, mais le catalogue, lui, m’a fait ça. Mais l’expo m’fait pas ça. Ça respire.

C-Ça doit être à cause des trous dans ses œuvres. C’est vraiment brillant de faire des œuvres 2D qui doivent être exposées à une certaine distance du mur pour y voir la profondeur, l’ouverture sur le vide. J’aime bien connaître la façon de faire des artistes et voir les lieux où ils travaillent et la vidéo dans l’expo fait tout ça. Quand tu manques le vernissage avec le speech de l’artiste, c’est l’fun de voir un document comme ça. Je trouve que le voir faire, donne un sens à ce que l’on voit.

A-J’t’ai déjà vu travailler au scalpel non?

C-Ouin pis?

A-J’sais pas… tu vois pas d’affinités entre vos façons de travailler? En tout cas, moi, quand j’ai vu ça…ah pis laisse faire. J’ai faim.

C-Moi aussi, on vas-tu dîner?

A-Oui. Heiille, t’as tu écouté la game d’hockey hier?