La neige flotte dans le silence nocturne. Tout est doux et tranquille sur la ville. Les flocons, gras comme des bébés de lait, collent à la réalité. Le sol est détrempé et mes bottes tout autant. La nuit s’avance. Je hâte le pas vers elle en rêvant de draps chauds et secs. Plus mon lit se rapproche, plus mes enjambées se font rapides. Au loin, au travers du voile enneigé : un autre être humain. Ses traces me précèdent sur le trottoir.
C’est une femme. Elle porte un long foulard et de fines bottes. La neige poursuit son ballet, alors qu’un visage inquiet se tourne vers moi, après quoi la dame se dépêche. Puis elle court à petits pas.
Elle a peur, sans doute même très peur… Essayer de la rattraper pour lui dire de ne pas s’inquiéter pourrait l’effrayer davantage. Je serre donc mon foulard, remonte le col de mon manteau et ralentit. Dès que possible, je changerai de trajet pour ne plus qu’elle se sente suivie. Ça ne réglera pas grand chose, mais c’est que je peux faire, tout de suite, pour cette humanité refroidie.
Voilà que se pose la question : Pourquoi ne peut-elle pas se sentir en sécurité dans la rue ? Alors, des souvenirs me traversent l’esprit comme autant de brins d’hiver danseraient dans ma tête.
D’abord, ces deux étudiantes, absentes un vendredi matin. Elles avaient passé la nuit à l’urgence, intoxiquées par la drogue du viol… Elles furent aidées, à la dernière minute, par un ami appelé en raison de malaises ressentis dans un bar.
Toutes ces sœurs des Premiers Peuples, disparues…
Une jeune femme, déjà oubliée, porte plainte pour agression contre un membre de l’Assemblée nationale. Son passé est alors littéralement éventré. Des commentateurs parlent de « provocation » et « qu’elle n’avait qu’à ne pas se trouver là ». De présumée victime, qui ose dénoncer, la voici au banc des accusés.
La chanteuse populaire, dont la tenue et le langage lui rapportent risées et propos vulgaires. Elle a pourtant gagné un Félix !
Ce nouveau président américain qui a dit « Grab her by the pussy ». Rien de moins.
Ma réaction lorsque ma fille évoque l’idée de faire du pouce : « Avant, il faudra suivre des cours d’autodéfense», lui dis-je. Pourtant, son père a parcouru quelques dizaines de milliers de kilomètres de cette façon sans jamais sentir la nécessité de suivre de tels cours.
Cette tempête d’images pourrait ne plus arrêter. Je tourne à gauche et laisse au moins une femme en paix, du moins j’espère. Ce n’est pas ça qui m’empêchera de dormir. Aucun harceleur, cousin, oncle ou « ami » ne m’a jamais touché sans que je le veuille. Je n’ai jamais été violé ni n’ai jamais pensé pouvoir l’être. Mais les femmes, elles, ont peur la nuit dans la rue et encore, pas que la nuit et pas que dans la rue.
Pour la nouvelle année, messieurs, je souhaite que nous puissions changer de trajet et cesser d’agresser. Qu’elles puissent marcher et danser la nuit, dans les rues, sans crainte, comme des flocons.
Je sais, c’est juste un vœu. Il s’agit juste de changer de trajet…