Le titre de cette chronique s’inspire de la série de textes intitulée « Si l’école était importante », écrite par Patrick Lagacé dans La Presse. Il y effectue un recensement continu des nombreux facteurs faisant la démonstration que dans les faits, l’éducation ne s’avère aucunement être une priorité au Québec. J’aurais tout aussi bien pu intituler cette chronique « Si la féminité était importante », ou encore, « Si les femmes étaient importantes »; l’idée demeure la même : on a beau se targuer d’être une société égalitaire, on a beau défendre une « laïcité » érigée sur le regard colonialiste que nous posons sur le traitement des femmes au sein d’autres cultures, notre paysage médiatique a beau être tapissé de panels de chroniqueurs masculins blancs répétant ad nauseam que le privilège blanc masculin n’existe pas, tout cela ne change rien au fait qu’une inégalité insidieuse persiste entre les sexes et entre les genres.
Au fil des ans, j’ai eu la chance d’exprimer et de critiquer sur ces pages différents aspects de l’inégalité persistante au sein même de nos productions culturelles et de nos échanges socionumériques, entre autres. Malheureusement, il ne passe jamais beaucoup de temps avant qu’une énième manifestation de cette inégalité n’attire notre attention. Mais au fil des derniers mois, j’ai été particulièrement happé par ce qu’on peut désormais qualifier d’« affaire Pornhub », qui a marqué l’actualité à la fin de l’automne dernier. Pour rappel, à la suite d’un reportage[1] percutant du New York Times au début décembre, la présence importante pédopornographie et de vidéos d’agressions sexuelles diverses sur la très populaire plateforme Pornhub était révélée au grand jour : vidéos de viols, d’agressions, vidéos de pornodivulgation (communément appelée revenge porn), vidéos misogynes et racistes, vidéos voyeuristes non consenties, le tout mettant souvent en scène des mineures… Et comme la plateforme appartient à un conglomérat montréalais, le journaliste Nicholas Kristof se demandait comment il était possible qu’un gouvernement se voulant féministe tel que celui du Canada puisse laisser aller une telle situation sans légiférer.
Je vais laisser de côté l’aspect politique ici pour me centrer sur les paradoxes visuels et imaginaires propres à notre culture. Aussi, dans un contexte où certains mouvements au sein du féminisme sont ouvertement contre la pornographie, je crois essentiel de préciser que ce n’est pas mon cas. Je me revendique d’un féminisme anti-censure, et cette chronique n’est donc pas un discours anti-pornographique. Par contre, il importe de comprendre le rôle fantasmatique de la porno dans nos cultures. Dans cette veine, l’affaire Pornhub met en relief de puissants paradoxes culturels qui perdurent : comment une société comme la nôtre, qui défend (à juste titre!) les tabous posés contre l’inceste et la pédophilie, peut-elle produire autant de contenu pédopornographique? L’affaire Pornhub révèle que ces contenus ne sont pas de rares occurrences confinées dans les plus sombres racoins du Web; ce sont des contenus pour lesquels il y a clairement une demande. Ce phénomène inquiétant a des sources et des ramifications qui dépassent largement la portée de cette chronique, certes, mais qu’on peut essentialiser autour des deux pôles : le culte de la jeunesse perpétuelle qui est imposée à la féminité, et l’objectivation de la féminité qui traverse une très large part de nos productions culturelles, des films populaires à la porno.
Récemment, La Presse a publié un article[2] détaillant le témoignage devant la Chambre des communes d’une victime de pédopornographie sur Pornhub. Ce témoignage met en relief des problématiques persistantes au sein de notre société. La jeune femme a envoyé une vidéo explicite d’elle-même à son copain alors qu’elle était en 7e année (ce qui est l’équivalent de la 1re secondaire!!!), et ce dernier l’a ensuite téléversée sur Pornhub. Malgré les demandes répétées de la part de la victime, chaque fois que la vidéo était retirée, elle reparaissait peu de temps après.
Cet exemple illustre en lui-même plusieurs problèmes : si la vidéo (d’une jeune fille de 12-13 ans, rappelons-le) reparaissait sans cesse, c’est qu’il y a une demande pour ce genre de contenu, demande qui va au-delà de quelques pédophiles terrés dans leurs sous-sols. Ça, c’est non négligeable, et ça atteste d’une problématique majeure en lien avec les fantasmes culturels qui entourent la féminité. Mais au-delà de la dimension pédopornographique de cette anecdote (détail difficile à contourner, d’ailleurs), il y a un autre problème majeur : la notion de pornodivulgation. Cette pratique extrêmement répugnante consiste à diffuser des contenus visuels intimes sans l’accord de la personne mise en scène, souvent dans un esprit de revanche. Cette pratique en dit long sur le rapport que notre société entretient envers les femmes, puisqu’on a tendance à critiquer la victime qui s’est mise en scène plutôt que de critiquer le comportement extrêmement violent de la personne qui diffuse le contenu. Même si la pornodivulgation est un crime selon le Code criminel canadien, les sentences sont risibles – comme c’est souvent le cas pour les crimes sexuels. On fait porter aux femmes le fardeau du crime les visant, et tant que cela ne changera pas, il demeurera fort naïf de croire que nos sociétés occidentales sont égalitaires. Dans mon champ d’études (les études cinématographiques et médiatiques), le féminisme demeure pleinement pertinent précisément en raison du déséquilibre dans la représentation visuelle des rôles sexués et genrés. Cette inégalité se répercute directement dans notre rapport avec la représentation sexuelle.
Devant cet état des lieux, on peut aisément se demander où est l’estime des femmes, ainsi que les valeurs d’égalité, dans notre société.
[1] « The Children of Pornhub », New York Times, 4 décembre 2020, https://www.nytimes.com/2020/12/04/opinion/sunday/pornhub-rape-trafficking.html
[2] « Encore traumatisée, une victime raconte son expérience avec Pornhub », La Presse, 1er février 2021, https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2021-02-01/comite-de-l-ethique/encore-traumatisee-une-victime-raconte-son-experience-avec-pornhub.php