VALENTIN BRIN, DIRECTEUR GÉNÉRAL, LA MOSAÏQUE INTERCULTURELLE
Il existe un terme encore controversé : l’enracinement. Je crois le voir presque partout et l’entendre presque tout le temps. La plupart du temps au travail, dans les médias, ou dans des conversations portant sur l’intégration des personnes immigrantes.
En 2021, j’écrivais déjà dans ce journal sur un autre terme que je contestais (éditorial du numéro d’octobre 2021). J’évoquais alors la manière dont le terme « rétention » était mal adapté, car il témoignait, par son usage, d’une incompréhension de l’expérience des personnes immigrantes, renforçant les chocs interculturels. Le fait de « retenir pour soi », ce qu’implique la rétention, ne peut avoir d’autre conséquence que de nuire à ce qu’elle prétend atteindre. Aujourd’hui, force est de constater que son usage s’est raréfié, hormis dans un contexte de gestion des ressources humaines. Fort heureusement!
En même temps, le concept d’enracinement s’est développé. Il est devenu un terme qui rassure les membres de la communauté d’accueil des personnes qui immigrent. Il rassure, car il évoque directement la stabilité : celle d’un chêne centenaire, bien ancré, stable dans le temps, résistant aux tempêtes et pourtant connecté à son environnement. L’enracinement suggère l’idée de racines, d’ancrage et de solidité.
Comme un arbre dont les racines s’enfoncent profondément dans le sol, une personne ou une communauté enracinée est stable.
Mais alors, l’enracinement n’évoque-t-il pas, au fond, une crainte inavouée de la part de la communauté d’accueil? Ne cache-t-il pas, en réalité, un acte manqué de cette communauté, désireuse de calme, de stabilité, ou, pire encore, de protectionnisme?
Il existe, en matière d’immigration, des dynamiques opposées à celles qu’implique l’enracinement. Celles de la liberté, de la migration, du mouvement, du va-et-vient, de l’échange, mais surtout celle du déracinement. Car mes racines sont, et demeurent toujours, dans un petit village, perché dans le massif montagneux jurassien.
Lorsque l’on pose la question à une personne immigrante sur ses racines, rares sont celles qui répondront autre chose que « là où elles sont nées ». En tant que communauté d’accueil, devons-nous, en plus de tous les sacrifices que font les personnes immigrantes, leur demander de s’enraciner? C’est-à-dire de rompre le lien symbolique qui les attachait à leurs origines. Serions-nous prêts à leur demander de le faire sans la métaphore ou la poésie permise par l’emploi du terme « enracinement »?
En écologie, le terme enracinement désigne le processus par lequel les plantes fixent leurs racines dans le sol pour s’ancrer et y puiser les ressources nécessaires à leur croissance. Ce phénomène est fondamental pour le développement des plantes et pour leur survie à long terme, car il leur permet d’établir une connexion stable avec leur environnement. Cependant, un individu n’est ni une orchidée ni une pivoine.
Vraiment, je ne crois pas que l’emploi du terme « enracinement » soit adapté au processus d’intégration. Car, oui, je crois que ce que nous, communauté d’accueil, souhaitons, par la rétention ou l’enracinement, n’est ni plus ni moins que l’intégration.
Pourquoi sommes-nous si mal à l’aise d’employer le terme « intégration »? Je pense que c’est parce que nous attendons plus d’une personne immigrante que ce qu’elle peut donner. Peut-être aussi parce que le terme « intégration » est gris et fade, pour moi en tout cas, et qu’il appartient avant tout aux sciences sociales qui, elles, restent… sociales.
Pourtant, l’intégration atteint précisément ce que recherchent la rétention ou l’enracinement. En fait, non. Un élément demeure préservé par l’intégration : la liberté de l’individu immigré, qu’il ne partage ni avec l’orchidée ni avec la pivoine, et cela, aucun subterfuge grammatical ou lexical ne pourra le lui enlever.