Le cinéaste Gilles Carle nous a quittés en novembre dernier, à l’âge de 80 ans. S’il est mort à Granby, a vécu au Carré Saint-Louis à Montréal et est né à Maniwaki, c’est dans la région de Rouyn-Noranda qu’il a vécu la fin de son enfance et son adolescence. Ce dixième de sa vie semble l’avoir marqué au point de teinter son œuvre en divers moments de sa carrière.
Gilles Carle arrive à Rouyn en 1935, et en partira en 1946 pour étudier à l’école des Beaux-Arts de Montréal. Près de cinquante ans plus tard, il confiera en entrevue à la revue Séquences, dans la foulée de la sortie du film La postière : « La petite ville que j’ai connue était polyglotte et multi-ethnique, avec des Polonais, des Italiens, des Juifs. […] J’ai eu une enfance heureuse et je voulais restituer mon bonheur de vivre à ce moment-là. »
L’œuvre de Gilles Carle oscille entre la ruralité et l’urbanité, souvent au sein d’un même film. Quelques-uns de ses films se passent chez nous, alors que d’autres traitent de thématiques laissant poindre une grande sensibilité pour les enjeux pouvant toucher une région périphérique (le détournement d’une rivière dans La postière, les mésaventures d’un métis dans Red, la colonisation dans Maria Chapdelaine…). « Carle traite beaucoup de la campagne, de la nature, de la ruralité, mais il ne l’associe pas nécessairement à la misère, analyse Martin Guérin, enseignant en cinéma au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue. Souvent, les personnages y trouvent le bonheur, voire une forme de salut. » « Dans La vie heureuse de Léopold Z, par exemple, on trouve des traces de l’Abitibi, de par l’importance physique de la neige dans notre inconscient, et qui est très présente dans ce film », poursuit-il.
Pays neuf sur grand écran
Son premier contact professionnel avec le cinéma de fiction, c’est l’écriture du scénario de Tout l’or du monde, un film de Raymond Le Boursier tourné à Arntfield et paru en 1961. Il y met en scène une bande d’enfants un peu désœuvrés dans une petite ville où la mine vient de fermer. Il sera de retour en région une douzaine d’années plus tard, à Duparquet (qu’il rebaptise Borntown) pour Les corps célestes. Le créateur débridé raconte dans ce long métrage de 1973 les remous que cause l’ouverture imminente d’un bordel dans une ville minière, en équilibre entre la grivoiserie et la vulgarité.
Puis vient L’âge de la machine, en 1978, un court métrage sur un policier montréalais envoyé à Senneterre, la veille de Noël 1933, pour y cueillir une orpheline en cavale. Forcé d’attendre un train qui a pris du retard, le duo croise une galerie de personnages typiques de l’Abitibi des années 30, du voyageur de commerce aux Polonais, en passant par les autochtones, le curé, les bûcherons et autres travailleurs noirs du Canadien National. Gilles Carle montre ici sa sensibilité envers le melting pot que pouvait représenter la région en ces années-là, et illustre à merveille à quel point il s’agissait de la terre de tous les recommencements, d’une sorte de bout du monde où les conventions sociales prennent un nouveau sens.
On ne saurait traiter des liens qui unissent Gilles Carle et la région sans évoquer l’histoire d’amour qui l’unissait au Festival du cinéma
international en Abitibi-Témiscamingue (FCIAT). Au fil des ans, il y est venu environ une demi-douzaine de fois y présenter ses films et y rencontrer le public, notamment en 2005, 2001, 1996 et 1986. Toujours, en ces occasions, il était présenté comme un enfant du pays, titre qu’il acceptait… et qu’il méritait de plein droit.
« Je ne sais pas si on peut le considérer comme un cinéaste abitibien, avance Martin Guérin. Mais alors que les cinéastes de sa génération traitaient davantage d’urbanité, Gilles Carle, de par sa sensibilité qui peut sembler abitibienne, peut être considéré comme un cinéaste québécois dans le sens le plus complet du terme. » Il semble donc que l’on ait pu appliquer à Gilles Carle le dicton populaire usé à la corde : on peut sortir Gilles Carle de l’Abitibi, mais on ne sort pas l’Abitibi de Gilles Carle…
Pour voir certains films de Gilles Carle, dont L’âge de la machine : onf.ca
Fin octobre 2001. Le FCIAT célèbre son vingtième anniversaire. Avec quelques amis, on forme une petite équipe de tournage afin de réaliser des capsules télévisées pour la chaîne communautaire du Témiscamingue. Parmi les événements que l’on choisit de couvrir, le vernissage d’une exposition de dessins de Gilles Carle. La Fontaine des arts déborde du jet set présent à Rouyn-Noranda pour le festival. Il est là, l’invité d’honneur, à la fenêtre, tournant le dos à l’agitation, le regard volant au-dessus du lac Osisko. Timidement, on se décide à entrer, et on est accueillis par la Muse, Chloé Sainte-Marie elle-même. On prend des images des œuvres colorées qui illuminent les murs, et on interroge quelques personnes présentes, dont une dame de la SODEC si heureuse qu’on s’intéresse à elle qu’elle nous tient captifs jusqu’à ce que la salle se soit vidée de sa faune mondaine. C’est à ce moment que celui qui semblait totalement absent s’anime soudainement jusqu’à ce que son enthousiasme occupe tout l’espace. Humblement, il nous relate que lui aussi a fait du cinéma artisanal en équipe réduite; il relate, fier de son coup, comment lui et son frère ont mis le feu au chalet du curé qui trônait sur les berges du lac Osisko; il enchaîne les souvenirs, les questions, les rires de bon cœur. Les membres de notre petit groupe prennent conscience qu’ils vivent un moment magique : l’essence même d’un homme qu’on dit diminué se présente à eux, entière et irradiante. Tout y est : son anticonformisme, son amour de la création, son côté moqueur, ses souvenirs, son sourire en coin… Après ce moment hors du temps, nous remballons notre matériel et nous retournons marcher dans la première neige de l’automne en la confondant avec les nuages d’où elle est tombée.