Rivière Piché, un dimanche de mai. Le chant des merles, le fracas d’un pic-bois à l’œuvre enveloppent cette fin d’après-midi qui finit par s’ensoleiller. C’est ici, dans un des sentiers (issus d’une mobilisation citoyenne pour la sauvegarde de cette forêt, au début des années 1990) qui longent la rivière que j’ai donné rendez-vous à Rodrigue Turgeon pour causer de Nanikana, son premier livre, paru aux éditions l’Esprit libre, le 1er juin.

Courtoisie Éditions L’esprit libre

Dans cet ouvrage de quelque 300 pages, appuyé de cartes et d’illustrations réalisées par Geneviève Bigué, Rodrigue revient sur un voyage effectué sur le fleuve Nanikana en juillet 2021, avec ses acolytes : son frère Gabriel Turgeon et ses amis, Sébastien Brodeur-Girard et Gilles Gagnon. Un parcours d’environ 500 kilomètres, étalés sur 26 jours à travers les territoires Anicinape Aki et Eeyou Istchee, qui les a menés de Saint-Mathieu-d’Harricana à la baie James. Reprenant le fil des jours de ce périple, Rodrigue y revient sur ses émerveillements, ses craintes. Mais aussi sur notre rapport trouble au territoire et à Nanikana : un fleuve au cœur d’une certaine identité abitibienne, mais menacé par l’appétit sans fond des extractivistes, passés et à venir. Un fleuve méconnu aussi – jusqu’à la véritable signification de son nom, tel que le rappelle Isapen Mapitce dans sa préface – alors que « [l’on commence] à peine à tendre l’oreille aux récits autochtones qui fleurissent sur [ses] rives depuis des millénaires » (p. 26).

Partant de ce bilan, Rodrigue me nomme d’emblée le projet de Nanikana : « Ce que j’ai souhaité faire, à partir de ce constat-là de base, c’était de trouver une manière d’amener de la lumière là-dedans, dans notre situation qui peut sembler désespérante à tellement d’égards […] De tout ce que je connais de la région, [Nanikana], c’est ce qui le plus porteur de lumière, de rassemblement, de force qui peut amener une cohésion, une inclusion, et un respect entre les gens. »

Rodrigue Turgeon. Photographe : Rachel Pelletier.

Parce que Nanikana, selon lui, est à l’image de portes ouvertes sur notre passé et notre avenir : « C’est un territoire qui se découpe en séquences d’occupation coloniale, et [on] peut très bien anticiper de ce qui adviendra de l’aval en évaluant ce qu’on a pu faire en 100 ans en amont. Le regard qu’on jette vers le futur, on peut le jeter vers l’aval de Nanikana, dans un territoire qui est encore relativement épargné, mais qui demande aussi à être restauré en grande partie… »

C’est d’ailleurs ce double regard qui donne son rythme aux dix chapitres de Naninaka, où le récit du voyage cède régulièrement le pas à l’essai, à mesure que le poids de l’histoire se révèle aux canoteurs. Une démarche entièrement assumée par Rodrigue, d’autant qu’en plus des renseignements tirés de sources historiques ou contemporaines, on y retrouve de nombreux témoignages de personnes anicinapek, eeyouch et abitibiennes que Rodrigue a rencontrées dans le processus de rédaction du livre. Une démarche essentielle, indiscutable pour l’auteur, afin de jeter une diversité de regards sur Nanikana et son histoire : « Ça, ça a été le plus grand voyage dans le projet – quand j’ai fini d’écrire notre histoire, pis que je suis allé à la rencontre des gens ».

Et c’est ça, en fin de compte, Nanikana : le récit d’un voyage à la rencontre de l’autre et du territoire, et un vibrant appel à renouveler ce qui nous lie.