Je rentre au Petit Théâtre du Vieux Noranda. Sur la scène, des murs faits en planches, en palettes, et des cageots en bois qui délimitent une cuisine. Je me vois catapultée en 1979, à la Maison Quatre Vents, où avait lieu la présentation de la pièce de théâtre Un « reel » ben beau, ben triste, de Jeanne-Mance Delisle par le théâtre de Coppe. Présentation de laquelle on ne sort pas indemne.
Je me tourne vers Simon Dumas, le metteur en scène du Cœur sacré de Jeanne-Mance, dont la première aura lieu dans deux jours. J’ai plein de questions dans ma tête, mais, subjuguée par mes souvenirs, je demande simplement, « Connaissiez-vous Jeanne-Mance Delisle avant cette mise en scène? » Il me répond par la négative, « Non, je ne connaissais pas Delisle ». Un silence s’ensuit. On peut être un homme de théâtre et ne pas connaître Jeanne-Mance. C’est vrai que la dernière fois qu’on l’a mise en scène c’était en 1993, il y a presque 30 ans!
C’est peut-être cette absence de Delisle sur les planches qui a poussé Sonia Cotten à écrire cette pièce pour le 40e anniversaire de la troupe Les Zybrides. Pour revendiquer la prose crue et sauvage de cette grande dramaturge « qui aime poétiser le mal ». Cotten a contacté Simon Dumas et sa compagnie Rizhome, qui crée des spectacles vivants avec un dénominateur commun : les écrivains mis en scène participent à l’écriture des textes et à leur présentation.
« Je ne monte pas Jeanne Mance Delisle. Ce spectacle raconte plutôt la rencontre entre deux écrivaines : la poète Cotten, et son aînée, Delisle. Un peu plus tard, Érika Soucy, contactée par Sonia, s’est ajoutée au projet. La porte d’entrée au spectacle est la réception de l’œuvre de Jeanne-Mance par Érika, qui a étudié Un “reel” ben beau, ben triste à l’université. »
Le spectacle prend la forme d’une conférence, avec des extraits d’œuvres de Delisle pour illustrer les propos et critiques de Soucy, alors que les interventions de Cotten sont des poèmes, des réactions viscérales et percutantes aux extraits. Trois lieux sur la scène : un pour le théâtre, un pour la conférence, un pour la poésie. Ces lieux ne sont pas étanches, on verra la comédienne intervenir auprès de la conférencière, et la poète monter sur la scène théâtrale pour livrer des poèmes. Spectacle en rupture entre le théâtre, la conférence, le dialogue, la poésie où dans des allers-retours une pensée se construit et aborde des thèmes toujours d’actualité : l’aveuglement volontaire, les agressions, l’inceste, le consentement.
Quarante ans séparent la présentation d’Un « reel » ben beau, ben triste de celle du Cœur sacré de Jeanne-Mance. D’une époque post-mai 1968, on est passé à l’époque #metoo. Il y a lieu de s’interroger sur une posture féministe qui a nécessairement changé : de la liberté sexuelle à la dénonciation de tout abus de nature sexuelle.
Allez voir ce spectacle! Vous en sortirez la tête remplie ds questions, servies par la critique intelligente de Soucy, les poèmes aux images percutantes de Cotten, le jeu juste et intelligent de Valérie Côté et Stéphane Franche (remarquable en Tonio Morin), la mise en scène précise de Dumas, les éclairages magnifiques de Lyne Rioux, et une finale avec la fulgurance d’un feu d’artifice.
Après les fleurs, un bémol. Les œuvres de Delisle ont été écrites dans les années 1970 et ne font pas l’apologie de l’inceste et de la violence en nous confrontant au côté obscur de l’être humain. Jeanne-Mance Delisle racontait des faits réels malaxés par sa sensibilité.De son œuvre émerge son attachement pour sa région et pour les gens qu’elle a façonnés. Le tiède n’a pas sa place chez elle, on ne sort pas indemne d’une pièce de Jeanne-Mance Delisle. Et à la dernière question de Soucy, « Pourrait-on monter Jeanne Mance Delisle aujourd’hui? », une seule réponse devrait être possible : oui, sans aucun doute.
En tournée régionale du 11 au 15 octobre à Val-d’Or, Ville-Marie, La Sarre et Amos.