Il y a désormais un an que nous vivons en direct une crise sanitaire qui aura redéfini plusieurs paramètres de notre vie en société, tout comme la logique politico-économique qui la soutient. Il y a un an, devant les premiers moments de la crise ainsi que des tendances qui s’y dessinaient, j’avais proposé une chronique sur ce que Mark Fisher nommait le réalisme capitaliste, constatant que cette forme de réalisme semblait en crise devant la catastrophe sociosanitaire qui s’installait.

Comme il se doit pour tout texte traitant de la notion de réalisme capitaliste, j’abordais l’aphorisme attribué à Frederic Jameson – puis à Slavoj Žižek – selon lequel « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Cette idée est à la base de l’argument de Fisher sur le réalisme capitaliste : la logique du capital est à ce point omniprésente qu’elle sous-tend l’ensemble de nos vies, du travail à l’éducation, de la politique à nos productions culturelles – ces dernières s’avérant particulièrement efficaces dans leur dissémination de la logique du réalisme capitaliste. Comme on peut le lire sur la quatrième de couverture de l’édition francophone de l’ouvrage de Fisher, le réalisme capitaliste représente « un sentiment répandu, diffus, selon lequel il s’agirait du seul système économique et politique viable, et qu’il serait désormais impossible d’en imaginer une alternative cohérente et plausible ».

Par contre, après un an de pandémie, force est de constater que le réalisme capitaliste est non seulement en crise comme je le proposais l’an dernier, il s’est profondément muté.

Dans une analyse du réalisme capitaliste publiée en juin 2020, Kai Heron constate que le réalisme capitaliste est en crise depuis un bon moment déjà. Rappelant comment certains ont cru voir la fin de la logique du réalisme capitaliste au début des années 2010, lors des différents mouvements de protestation populaire – du mouvement « Occupy » au printemps arabe (et chez nous, le printemps érable) –, Heron postule l’idée selon laquelle la logique du capital est venue à bout de ces mouvements, qui se sont essoufflés pour des raisons aussi diverses qu’idéologiques.

Heron avance que nous avons depuis un certain temps quitté la logique du réalisme capitaliste et, sans que nous nous en rendions compte, une autre logique est venue le remplacer : celle du catastrophisme capitaliste. Selon Heron, le catastrophisme capitaliste est le résultat de l’érosion du réalisme capitaliste. Cette érosion ne résulte pas d’une opposition à la logique du capital, elle résulte plutôt de la propension du capitalisme à s’autodétruire en ne réussissant pas à contrôler son impact sur l’environnement. En d’autres mots, le catastrophisme capitaliste redéfinit notre rapport avec les différentes menaces qui nous accablent, notamment – et de façon prédominante – la menace écologique.

Comme Heron le formule, sous le réalisme capitaliste, non seulement nous était-il plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, mais en plus nous aimions nous imaginer ces scénarios, comme en témoignent les innombrables films-catastrophes qui ont été réalisés au fil des décennies. Sous le catastrophisme capitaliste, par ailleurs, il ne nous est plus nécessaire d’imaginer la fin du monde; nous suivons cette fin du monde en direct, dans nos fils d’actualité socionumériques. Le catastrophisme capitaliste se caractérise par une suite sans fin de crises, telles que la pandémie et la crise climatique qui ne sont pas économiques sur le fond, mais qui possèdent néanmoins le pouvoir de détruire le fonctionnement de notre économie mondialisée. Comme d’autres l’ont remarqué auparavant, le fonctionnement même du capitalisme semble se fonder sur une suite sans fin de crises, des guerres mondiales aux crises du pétrole, en passant par les innombrables récessions, des années 1930 à 2008.

Avec la possible fin de pandémie en vue, certains ont osé la comparaison avec la pandémie de grippe espagnole qui, une fois résorbée, a donné lieu aux années folles qui, à leur tour, ont mené à la grande dépression. On peut se demander si ce scénario se répétera. On doit par ailleurs s’inquiéter d’une telle répétition, puisque la prochaine crise majeure ne sera pas économique, elle sera écologique, et elle sera catastrophique.

Les années folles de l’après-COVID pourront, souhaitons-le, nous permettre de rêver au-delà du catastrophisme capitaliste.


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