Ce sont mes rêves qui sont là-dedans. Je les partage seulement avec ceux qui veulent les poursuivre avec moi. Si je les montrais à tout le monde, ils cesseraient d’être des projets mystérieux, des secrets spéciaux, et rendu là, il n’y aurait plus de rêve. Ça ne servirait à rien.
Je t’envoie ces lettres. Juste à toi et pour tout le monde qui voudra les lire ensuite. Ensemble, elles forment un cahier. Un gros cahier devient facilement un livre… Si tu montres mes rêves à tout le monde alors qu’ils forment un livre, ce n’est pas pareil : je te pardonnerai. On croira que tu révèles les plus grands secrets d’un héros de l’ombre. Non, ce seront juste ceux de ton papa! Je vais me forcer pour bien écrire. Je pense que j’ai des chances d’être publié de façon posthume. Ça m’éviterait de me foutre la honte à la radio si je deviens connu.
Tu sais que si je me moque parfois des gens dans mes lettres, c’est seulement pour m’endurcir. Je n’y arrive pas, c’est trop con. Il le faudra bien, pourtant, parce que sinon, on dira que je n’ai rien écrit de bon. Je supporte mal la critique. Les écrivains d’aujourd’hui doivent arroser la foule, puis se flageller en public. On prend plaisir à s’insulter. S’excuser… revenir à la charge envers et contre tous… Faut faire tourner le théâtre, n’est-ce pas?
Sache que j’avais pour plan de nous installer un paradis sur Terre. Notre « petit coin de paradigme », comme je l’appelle. Pas économique, juste concret. Dans la forêt, nous aurions une petite maison, assez grande pour toi, moi et une belle qui serait ta mère. Puis, un poulailler, une cabane à pêche et des amis à distance de raquette. L’été, ça sentirait les fleurs sauvages. La vie même serait un miel!
Pas plus tard qu’hier, je portais la force de mes idéaux et quelques espoirs mourants : trouver un travail, tomber en amour, gravir les échelons, rire souvent, démarrer des projets, changer le monde! En somme, rien de trop ambitieux. Statistiquement, les gens éduqués s’en sortent mieux. Il faut se méfier des mathématiques. Ça exclut des variables. J’espère avoir fait de mon mieux, mais il n’est pas toujours constant, mon mieux. J’aurai sûrement dit des choses que je n’aurai pas faites. Mes excuses. J’ai pardonné aux gens, aussi. Il ne faut pas croire qu’ils sont cons. La vie est difficile. Bientôt, tu n’auras plus le temps de me voir. Ce sera difficile pour moi.
Et pis à part ça? C’est quoi ton affaire? As-tu des secrets, un cahier spécial, des espoirs vivants? Des idées pas d’allures, une passion inédite, un endroit préféré qui ne se trouve pas ailleurs que dans ta tête? Ils disent qu’il faut les réaliser, nos projets les plus fous. Ça, je ne sais pas. Ça dépend. Il faut imaginer vivre ses rêves, en tout cas, et les défendre. Ne pas trop les étendre sous les pieds des autres.
Tu me diras si ça sonne un peu comme un début de quelque chose, hein? Attends que je sois mort pour publier. L’introduction peut-être? Mieux que le reste! Tout le monde a le droit de rêver d’un roman.