Dans ma dernière chronique, j’ai fait une petite incursion dans le débat sur la laïcité, que j’affirmais considérer beaucoup plus comme un débat sur le voile et ce qu’il représente.
Fondant mon propos sur les réflexions d’une féministe bien connue dans le domaine universitaire, je présentais une réflexion sur le regard teinté de colonialisme que nous, occidentaux, dirigeons vers les autres cultures. Ce « regard impérial », formé au prisme de nos propres valeurs, influe grandement sur l’idée qu’on se fait de l’Autre. Il nous permet également d’occulter les inégalités sexuées et genrées présentes au sein de notre propre culture. Après tout, il est beaucoup plus facile de décrier les impostures de l’Autre que d’effectuer une introspection sur les inégalités qui persistent au sein de notre propre culture.
Il s’agit certes d’un sujet chaud, qui divise – qui déchire, même – les féministes elles-mêmes. Après tout, comment peut-on se déclarer féministe et défendre un symbole d’oppression des femmes? D’un autre côté, comment peut-on se déclarer féministe et prôner le fait de dicter à un groupe de femmes comment elles doivent s’accoutrer, sans prendre acte du fait que notre société en dicte déjà pas mal sur le chapitre de l’apparence au féminin? (standards de beauté, habillement extrêmement provocateur, corporalité frisant l’anorexie, rasage quasi imposé de plusieurs zones du corps, idéalisation d’une jeunesse impossible, etc.) Et comment peut-on avoir ces discussions sans donner la parole aux principales intéressées? Je répéterai ici ce que j’ai mentionné en ouverture de ma chronique précédente : loin de moi l’idée de prétendre régler cet épineux enjeu social par l’entremise d’une simple chronique. Il s’agit plutôt d’ouvrir une réflexion sur des enjeux qui, malheureusement, passent trop souvent inaperçus.
À la suite de cette chronique, j’ai reçu un message sur mon profil Facebook de la part d’une parfaite inconnue qui, sans revenir sur les faits relatés dans ma chronique, s’en est plutôt pris au fait que je suis un homme qui s’invite dans un débat féministe pour y faire de la mecsplication[i]. J’ai choisi de revenir ici sur ce message, car il ouvre la porte à plusieurs enjeux qui méritent d’être abordés. Bien entendu, le plus fondamental de ces enjeux revient à la question suivante : peut-on être féministe tout en étant un homme?
Depuis bientôt 15 ans, j’enseigne les études féministes dans le cadre de cours sur le cinéma et les médias à l’université. Je me suis habitué à ce questionnement qui m’a été dirigé à d’innombrables reprises, particulièrement en début de carrière. Bien entendu, en tant qu’homme, je n’ai jamais eu à regarder derrière mon épaule en marchant seul dans une ruelle sombre le soir; je ne sens pas la même pression sociale dirigée vers mon apparence; bien que je vieillisse hélas trop vite, je n’ai jamais senti que ce vieillissement est un frein à mon épanouissement professionnel ou personnel en raison de standards de beauté axés sur la jeunesse. Et, surtout, aucun élément de mon habillement personnel ne provoque de débat social malsain sans que je puisse avoir mon mot à dire. Bref : je jouis de ce fameux white male privilege qui fait beaucoup jaser au sud de notre frontière.
Dans cette optique, comment puis-je me revendiquer comme féministe? Comment plusieurs hommes dans ma situation peuvent-ils s’identifier comme féministes? Est-ce une imposture? En début de carrière, je répondais souvent à cette question de façon plutôt simpliste : en tant qu’homme, je refuse de me reconnaître dans les images qui façonnent notre paysage médiatique. Autrement formulé, je refuse de faire miens les désirs et les fantasmes prémâchés qui nous parviennent de la culture populaire, particulièrement ceux entourant l’idéal de la féminité. Ce refus est au cœur des études féministes dans mon champ d’études.
J’ai toujours perçu le féminisme comme un espace de revendication, certes, mais également comme un espace de dialogue et de discussion. Malheureusement, les débats souvent enflammés qu’il provoque en mènent certains à s’arroger le droit de s’immiscer dans la vie privée des interlocuteurs, notamment en envahissant leur espace Facebook. Trop souvent, des chroniqueuses identifiées comme féministes (Judith Lussier et Rima Elkouri, entre autres) se sont vues harcelées en ligne pour le simple fait d’avoir émis des réflexions qui, tout en étant nourries d’arguments grandement valables, nous amènent à devoir nous interroger non pas sur l’Autre, mais sur nous-mêmes.
Alors, peut-on être féministe et se poser contre les dérapages qui ponctuent le débat sur la « laïcité »? Dans la mesure où on assiste à l’isolement et à la persécution d’une minorité féminine, il me semble que le féminisme doit absolument s’interroger – ce qu’il fait, d’ailleurs. Il ne s’agit pas de cautionner un symbole d’oppression, mais bien de défendre le libre arbitre tout en se posant des questions parfois épineuses.
Si on veut changer les paradigmes d’inégalité qui persistent, il faut savoir les reconnaître et les dénoncer. Et comme une bonne amie me l’a répété récemment, « la lutte pour l’égalité des femmes ne peut se faire sans les hommes. » Je crois foncièrement en ce présupposé.
[i] Attitude condescendante et paternaliste d’un homme qui explique quelque chose à une femme (mansplaining en anglais).
Ce texte fait suite à la chronique de Louis-Paul Willis publiée dans L’Indice bohémien de mars 2019.