C’est l’histoire d’un poisson qui baigne dans un genre d’aquarium. Pas tant sur le modèle du Biodôme spacieux que sur le bocal qui traîne dans le coin du salon. L’eau n’est pas nécessairement bien entretenue et le verre est plus ou moins opaque. Dès qu’un filtre est installé, il accumule les particules flottantes, puis se jaunit. Il en laisse passer quelques-unes, bien choisies. Les plus grossières sont mâchouillées, impitoyablement. Ce filtreur, finalement, teinte l’eau plutôt que de la nettoyer, puis mute en éponge : c’est elle qui détermine de ce qui est et ce qui n’est pas. L’eau est ainsi, les roches comme ça, pas autrement.
Le poisson, lui, va et vient, explore cette matière grise qui est la sienne, la seule qui soit. Pas qu’il prétende tout comprendre, ou qu’il ait fait le tour de la chose dans le moindre recoin; ce serait idiot de le croire. Toutefois, avec le temps qui passe, il acquiert quelques certitudes sur son savoir, se conforte dans l’expérience, autoconfirme sa pensée. Il sait ce qu’il voit et ce qu’il ressent, comprend le sens des événements, arpente toujours plus sereinement les mêmes lieux. Il reste en territoire connu, celui qu’il a délimité lui-même, pour comprendre quelque chose; il ne voit que la somme de ce que l’éponge lui permet de voir.
Il n’est pourtant pas révolté par sa situation. Après tout, il a toujours été, pour autant qu’il puisse s’en souvenir, un animal domestique. Avant de s’établir pour de bon chez ces tyrans plutôt passifs, il avait vu d’autres aquariums. Des p’tits mondes posés sur des tablettes. Ah, c’était si beau!
C’était avant l’arrivée de l’éponge. Si elle l’avait d’abord éclairé lorsqu’il voyait tout embrouillé, le liquide stagnant lui était progressivement devenu si hostile que sa croissance s’en trouvait maintenant inhibée. Par une sorte de stratégie évolutive, il bougeait peu, s’alimentait du strict minimum, digérait pendant des heures. Tout était dans la continuité, la routine et l’équilibre de ses oméga-3. Évaporation oblige, une tasse d’eau bien fraîche était ajoutée au contenant un dimanche par siècle pour éviter que le machin ne se vide. Une grande quantité aurait engendré des bouleversements bactériens terribles, tandis que trop peu d’eau et c’en était foutu, désert. Heureusement pour l’habitant, l’éponge était là pour s’assurer qu’il vive (ou survive, dans ce cas) plus sereinement malgré les perturbations.
À chacun son éponge.
Avec le temps qui passe, les déterminismes lui sont devenus si subtils qu’il croit nager dans l’océan. Il creuse dans les montagnes de sables, s’érige un palais de coquillage, stock des particules broyées pour ses vieux jours. Parfois, il regarde le temps qui passe, ou bien rigole en regardant les bulles monter, boit jusqu’à plus soif.
À la longue, il oublie l’éponge.
Pendant ce temps, d’autres, ailleurs, chacun dans leurs bocaux, dansent, hurlent, disent des choses incompréhensibles, font toutes sortes de trucs qu’il ne verra jamais, pensent à ce qui lui restera toujours inconnu. Tant pis, tant mieux, difficile de trancher. Tous vivent dans les limites du connu, à un moment donné, pour un lieu donné.
Nous regardons tous à travers une certaine vitre.
Et lors des plus beaux matins de printemps, lorsqu’il aperçoit brièvement les formes du monde au-delà de l’aquarium, notre poisson a conscience de son univers limité : son corps flasque, le bocal, cette soupe universelle. À la seule idée de la possibilité d’une éponge, il se languit de liberté.