En ce début de repos estival, pourquoi ne pas discuter de séries télévisées? De plus en plus cinématiques, les séries télévisées américaines contemporaines s’aventurent régulièrement dans l’exploration de thématiques critiques variées qui mettent de l’avant des réflexions sociales et politiques audacieuses.
Ces réflexions peuvent porter par exemple sur notre rapport aux tabous (Six Feet Under), sur l’évolution des rapports entre les genres (Mad Men) ou sur l’importance de ce qui se cache sous les apparences sociales (Twin Peaks et Riverdale). L’adaptation télévisuelle récente du roman The Man in the High Castle de Philip K. Dick s’inscrit de toute évidence dans le sillon d’une télévision qui veut provoquer et amener son spectateur à questionner le contexte sociopolitique actuel. Puisant au cœur des inquiétudes croissantes face à l’autoritarisme et à la montée de la droite dans les sociétés occidentales post-2001, la série propose une réappropriation importante et une réflexion marquée de contemporanéité face à l’ouvrage adapté.
Selon le professeur Dion Dennis, le manichéisme au centre de la série fait écho aux montées sporadiques de racisme et de xénophobie qui ponctuent l’histoire de l’américanité, une situation qui n’est bien entendu pas étrangère au contexte actuel. Comme il le présente, la série d’Amazon demeure une des expressions les plus évocatrices de ce zeitgeist.
Dès les premiers épisodes de la première saison, on peut constater des phénomènes frappants qui traduisent l’adaptation surprenante des Américains à l’autoritarisme auquel ils sont désormais soumis. Dennis le note, comparant la série avec le contexte américain actuel : « Pour les Américains, il y a un choc de la reconnaissance, à la fois au vu de l’instauration soudaine d’un état totalitaire, et du rôle humain dans la facilitation, la résistance et la transformation d’un tel état. La résonnance contemporaine frappante de The Man in the High Castle provient du manichéisme politique de la décennie en cours; le succès de Trump ainsi que de ses alliés de la droite alternative, dans leur volonté de refaçonner la société américaine, trouve un écho dans l’Amérique dystopique de la série. »
La rhétorique de cette aile politique se résume à la perfection dans le slogan de la campagne de Trump, qui est en soi particulièrement fantasmatique. Dans le fameux Make America Great Again, il y a l’idée d’un avant, un moment fantasmatique qui se construit nécessairement en rétrospective. Il y a conséquemment quelque chose de nostalgique dans cette démarche. La télévision américaine joue régulièrement avec ce sentiment de nostalgie : plusieurs émissions populaires fonctionnent sur la représentation d’un passé qui se prête aisément à l’exercice de l’idéalisation.
Le propre de cette nostalgie fantasmatique repose dans l’absence de l’objet du désir. Dans les mots de Susan Stewart, « le point focal du désir nostalgique est en fait l’absence même qui génère la mécanique du désir ». The Man in the High Castle, bien entendu, se joue de cette démarche nostalgique puisque le propre de l’émission, c’est que le passé représenté n’a effectivement pas eu lieu. La force de l’adaptation télévisuelle de ce roman repose dans la représentation de ce passé absent selon les modes typiques de l’idéalisation nostalgique. Cette nostalgie repose à son tour sur un certain romantisme. Comme le précise Cassie Carter, « l’Amérique de Man in the High Castle se trouve colonisée sans le savoir par les notions romantiques qu’elle entretient à son sujet, reproduisant aveuglément ses propres attitudes colonialistes et pillant sa propre histoire et sa propre culture ».
Par exemple, dans le roman comme dans la série, on retrouve sur la côte ouest un important marché d’artéfacts contrefaits qui livre un discours intéressant sur l’historicité et sur la nostalgie. Pour les Japonais, « les objets historiques américains sont l’emblème des vérités accumulées de l’Amérique; ils narrent le récit que l’Amérique se raconte d’elle-même ». Mais comme Carter le précise bien, « quand l’Amérique raconte son histoire, elle est romantique et courageuse; elle n’a jamais de sang sur les mains ».
C’est dans cette veine que l’univers dystopique de la série The Man in the High Castle, tout comme le roman dont il est l’adaptation, nous plonge dans un certain envers du fantasme de l’américanité. Au sujet du roman, Carter dira que « dans les faits, l’Amérique nippone et l’Amérique nazie ne diffèrent pas tant de l’Amérique que nous connaissons. Le roman nous demande de considérer les réalités troublantes qui se terrent sous les visions glorieuses que nous entretenons de l’Amérique. Le message de Dick est clair : nous il importe de faire face aux aspects impérialistes et fascistes qui sous-tendent l’américanité. »
Proposant une mise en scène qui permet au spectateur de questionner la dimension fantasmatique de cette américanité, l’adaptation télévisuelle de The Man in the High Castle poursuit à plusieurs égards la mise en garde effectuée par Philip K. Dick, tout en profitant pleinement du déploiement imaginaire que permet le médium télévisuel contemporain. Il en ressort un rapport au fantasme de l’américanité que je n’ai pu qu’effleurer ici, mais qui s’inscrit résolument dans l’air du temps…