La douce mélancolie qui nous inonde en feuilletant un vieil album de photos. Une maison décrépite à force d’héberger les saisons. L’éclosion des fleurs après un hiver laiteux. La naissance d’un enfant après une rude grossesse. Le retour d’un ami parti voir le monde. La marche lente du soleil qui tire sa révérence derrière la montagne en virant à l’ocre… Tout cela évoque le temps qui passe. Ce temps moche, beau, triste, maussade, pollué (oui, madame, comme dans l’expression « un sale temps »), ce temps qu’on perd, qu’on recherche, qu’on trouve, qu’on prend, qu’on dépense, qu’on gaspille, qu’on tue, ce temps ne nous appartient pas. Mais un petit malin, ayant compris que le monde changeait et que tout se monnayait, a décidé que ce temps, c’était de l’argent. Depuis, même dans des pays francophones, on peut entendre « Time is money ».
Il y a onze ans, je vivais à Port-au-Prince. Mes journées étaient aussi longues qu’un espoir de pauvre. C’est que j’avais le temps. Du coup, je gaspillais mon temps à lire des magazines, à écouter des films, tous venus des États-Unis, du Canada, de la France… Dans ces magazines, les femmes étaient belles et sensuelles. Dans ces films, les hommes étaient riches et célèbres; les enfants, heureux et en bonne santé. On ne résiste pas longtemps à ça. Ça ne se refuse pas. Mais depuis que je vis à l’extérieur d’Haïti, j’ai le vague sentiment de n’avoir jamais le temps de goûter à la sensualité des femmes, d’accéder à la richesse des hommes et de partager le bonheur des enfants. Je n’ai pas de temps, donc je n’ai pas d’argent. Time is money! Je me suis fait avoir. Comme je suis bon perdant, je souhaite aux ressortissants des pays du Nord qui s’installent dans les pays du Sud de trouver le temps. Peut-être qu’un jour je réussirai à rattraper le temps aussi, mais le monde ne sera déjà plus le même. \