À écouter les histoires d’antan et celles d’aujourd’hui, franchement, je me pose cette question : l’Abitibi sera-t-elle éternellement quelque chose comme un Far West? Autant l’agriculture était une façon d’éviter la crise généralisée des années trente, autant aujourd’hui certains cherchent à fuir ici un état de subsistance minimale.
En 2004, Stéphanie Lanthier nous ramenait des bois reculés de la région un portrait très juste du mode de vie des planteurs d’arbres. Après 2 000 fois par jour, elle réitère six ans plus tard avec un documentaire qui ratisse moins large en fixant son attention sur trois débroussailleurs venus de loin. Les Fros (2010) présente ce que peut encore représenter l’Abitibi comme terre de salut.
Ce film, par la bouche de ses personnages, tombe en plein dans les thèmes récurrents à l’image de l’Abitibi, par l’évocation du goût de la liberté. Mamadou, Malien, et Antonie, Roumain, sont venus au nord briser les chaînes du salaire minimum pour obtenir la dignité inhérente à une qualité de vie décente. Mamadou le dit : « Pour les immigrants, en arrivant ici, c’est le chemin de la manufacture! » Les deux nouveaux venus ont tous deux obtenu le statut de réfugié politique, ce qui ne facilite pas leur intégration au Canada. Antonie est obligé de retourner sur les bancs d’école pour faire valoir son diplôme d’ingénieur, tandis que Mamadou avait maille à partir avec Immigration Canada. « Celui qui a voulu m’aider a écrit sur le formulaire que j’étais membre du Hesbollah… »
La parole est souvent captée sur le vif, sinon les entrevues débordent de leur cadre habituel. Lorsque Gérard, par exemple, épuisé pendant son quart de travail, décide de mettre fin à l’entrevue pour faire une sieste, on voit se superposer les deux dimensions des personnages : quand le personnage parle pour la caméra et quand il vit réellement la situation dans laquelle il est placé. Stéphanie Lanthier a pris soin de ne jamais présenter les personnages à l’extérieur de leur condition de débroussailleurs, comme c’était le cas pour les planteurs de 2 000 fois par jour. Ils sont constamment dans la forêt, portent leur harnais, sont au volant de la van de la compagnie, ou relaxent cannette à la main à la fin d’une longue journée. L’objectif de ce documentaire nous semble ainsi plutôt limpide : partager avec la population la situation de ces travailleurs invisibles, sans juger, sans intellectualiser, mais pour fraterniser.
On sait que le genre documentaire est justifié pour raconter ces histoires lorsque l’on sent, presque tout au long du film, la relation de confiance qui s’est tissée entre la réalisatrice et les trois Fros. La première partie est riche en anecdotes de toutes sortes, banales peut-être mais importantes pour que l’on puisse palper la personnalité de chacun, pour qu’ils prennent relief et deviennent tangibles. Le fruit du travail humain de la réalisatrice est chacune des petites histoires qui est racontée avec humilité, candeur et honnêteté.
Les Fros est donc une incursion surprenante dans un recoin de notre paysage où peu s’aventurent. Il fait bon s’y rendre pour voir qui s’y trouve. Il est disponible en visionnement gratuit sur onf.ca