On n’a pas encore vu passer Mme Saint-Louis en bicyclette cette année. Un beau tricycle bleu avec un panier de broche dernière pour les emplettes.
Aux alentours de Pâques, nous avons gonflé ses pneus. Ça lui a fait bien plaisir. Comme un regain de vie après l’hiver qui finissait enfin. Elle en a fait un petit tour sur le coup, histoire de s’assurer qu’elle n’avait pas perdu pied. Elle ressent du mal dans les jambes et craignait ne pas pouvoir s’en servir cet été. Cette journée d’avril, c’était la première fois que j’arrêtais saluer Mme Saint-Louis. Elle était dehors dans sa cour à nettoyer le terrain des branches de saule. Elle faisait des voyages de brouette. Elle était passée chez nous l’été précédent (en bicyclette). Elle nous connaissait. Une amie en commun. Elle connaissait aussi bien Mme Saint-Pierre qui avait notre maison dans le temps. Ça fait plaisir à tout le monde quand on passe le flambeau d’une génération de résidents à l’autre. Comme si les choses changeaient moins vite. Si on peut encore arrêter dans telle ou telle maison en allant au village, ça veut dire que le monde roule encore dans le même sens. Que le lieu que l’on habite, même si on y laisse de moins en moins de traces, nous reconnaît encore.
J’aurais aimé cette journée-là que le temps s’arrête un peu. Ou plutôt que le temps de Mme Saint-Louis et le mien s’arriment un peu mieux, ou plus longtemps. Elle s’ennuie, et moi je cours. Quand on court, on oublie. On oublie que l’autre existe. On oublie même sa propre existence aux dépens de l’objectif. Puis l’essentiel devient de finir au plus vite pour rentrer dans les délais. Pour arriver chez les amis à temps. Tout pour bien placer nos vies dans les petits carrés. Les petits casseaux qui nous rassurent tellement…
L’intérêt humain
Cet hiver, M. Larouche est venu ouvrir la cour avec sa souffleuse quelques fois. Un service qu’il disait. De même. En passant. Ça nous fait tout drôle l’entraide. Comme si c’était trop simple. Trop facile. Comme s’il y avait quelque chose de sous-entendu. Une petite clause au bas du contrat qu’on n’avait pas vue. Un vice caché. Une redevance qu’on sera tenu de fournir quand celui qui nous aura rendu service aura besoin d’aide.
Pourquoi c’est si dérangeant d’aider? Parce que ça nous sort de nos petits carrés? Parce que tant de gens pensent systématiquement comme leur carte Visa. Avec des intérêts. Non seulement on veut un retour, mais on en veut plus. On se fait tellement siphonner par tous ceux à qui on n’ose dire non : les patrons, les collègues, les enfants, l’hypothèque et les 36 versements faciles. Dès qu’on en a l’occasion, on abuse à notre tour.
Madame Saint-Louis n’est toujours pas passée en bicyclette, et elle aimerait bien que quelqu’un vienne tondre la pelouse chez elle. De même. Comme un service en passant. J’ai bien passé une cinquantaine de fois devant chez elle depuis Pâques et je pense à elle à chaque fois. Évidemment, je n’ai pas le temps d’arrêter.
Juillet / Août 2010