En décembre 2020, les communautés anicinabek de Kitcisakik, Lac-Simon, Long Point et Pikogan concluaient une entente avec le Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue (CISSSAT) et le gouvernement du Québec pour la prise en charge des Services Enfance et Famille en protection de la jeunesse et en justice pénale pour les adolescents. Ce changement, qui marque l’aboutissement de deux années de négociations, permettra à ces communautés d’adapter les services de protection à l’enfance aux réalités culturelles et historiques des familles autochtones. L’organisme Mino Obigiwasin, qui représente les quatre communautés dans ce dossier, pilote la création et la mise en application d’un programme élaboré en fonction des besoins, des préoccupations et des valeurs des familles anicinabek. Après avoir mené des consultations dans les quatre communautés afin de créer son modèle unique, l’organisation est en pleine expansion et cherche à augmenter ses effectifs dans le but de mettre en œuvre tous les pans de son plan d’action.
UNE APPROCHE REPOSANT SUR LA COMPASSION
« Il va y avoir plus de délicatesse dans l’approche », affirme d’emblée Peggie Jérôme, directrice générale de Mino Obigiwasin, pour décrire le modèle anicinabe en matière de protection de la jeunesse. « On veut amener l’empathie, la compassion par rapport à l’histoire de ce que les autochtones ont vécu et la souffrance qui existe dans les communautés. On veut sensibiliser [les intervenants non autochtones], on veut avoir leur aide, on veut qu’ils nous aident à guérir et à prendre soin de nous-mêmes », expose Mme Jérôme.
Selon Roch Riendeau, coordonnateur clinique à Mino Obigiwasin, le modèle québécois en protection de la jeunesse est intimidant, tant pour les familles autochtones que pour les familles allochtones, notamment en raison de sa lourdeur administrative. « Ça fait peur en milieu non autochtone, alors imaginez une machine de blanc qui arrive dans les communautés », illustre M. Riendeau. Celui qui travaille depuis trente ans auprès des communautés autochtones remarque que les intervenants sont généralement armés de bonnes intentions, mais que la judiciarisation des dossiers et l’accumulation des suivis intimident. « Cette approche-là, c’est une approche qui est vue par les communautés comme colonisatrice », soutient-il. C’est donc à travers une démarche sensible aux réalités historiques et culturelles des Autochtones que l’organisme a mis en place une équipe d’intervenants anicinabek « qui vont faire de l’accompagnement des jeunes intervenants non autochtones et qui vont aussi rassurer la famille, [en s’assurant] que la communication soit bonne, [que le message] soit compris de part et d’autre », précise M. Riendeau. Pour Peggie Jérôme, la présence d’intervenants issus du milieu permettra d’instaurer un climat de confiance. « Quand il y a un intervenant anicinabe qui va [sur le lieu d’une intervention] avec un intervenant allochtone, il y a déjà moins de tension, parce que [l’intervenant anicinabe] connaît cette famille-là. On connaît les grands-parents, on connaît les frères et sœurs et tout l’entourage de cette famille-là […] et cela sécurise la famille », illustre-t-elle.
MOBILISER LA FAMILLE GRÂCE AU CERCLE DES AIDANTS
Pour ajouter une dimension culturelle à l’approche en protection de la jeunesse, Mino Obigiwasin a mis en place le « cercle des aidants », un principe visant à mobiliser la famille élargie et l’entourage d’un enfant pour augmenter les chances de « fermer » un signalement. « [Cela] permet aux parents de se mobiliser avec la famille élargie et avec les services de première ligne de la communauté. À ce moment–là, la personne qui fait les vérifications complémentaires sur le terrain va appeler [à la rétention des signalements] et dire “voici ce qui a été mis en place avec le cercle des aidants”. À notre avis, ça va être gagnant, ils vont fermer le signalement parce que la famille s’est mobilisée », expose Roch Riendeau.
DES APPROCHES NOVATRICES AUTOCHTONES POUR INSPIRER LE MODÈLE QUÉBÉCOIS?
Si le modèle anicinabe en protection de la jeunesse semble novateur, Peggie Jérôme nous rappelle qu’il est issu d’une approche culturelle et historique reconnaissant la compétence des Autochtones en ce qui concerne leurs propres besoins. « On est nos propres experts, pour nous-mêmes, et de se faire toujours imposer des affaires, ça vient très frustrant aussi », mentionne Mme Jérôme. Et tandis que la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse sous la présidence de Régine Laurent a pour mandat d’enquêter sur les services de protection de la jeunesse à l’échelle provinciale, Québec pourrait-il s’inspirer des méthodes et de l’expertise des Premières Nations pour repenser son propre système? « Si on lit les faits saillants de la commission Laurent, on se rend compte que ce qu’on fait chez Mino Obigiwasin prend compte de beaucoup de constats qui ont été faits et qui sont en train de sortir de la Commission », indique l’agent de communications de Mino Obigiwasin, Marc-Antoine Jetté.
DES AVANCÉES ET DES DÉFIS
Chez Mino Obigiwasin, l’approche misant sur l’empathie, l’accompagnement et la collaboration est assurément perçue comme un moyen de rétablir et de maintenir l’équilibre dans les familles et les communautés. « On connaît l’histoire des pensionnats et ses impacts intergénérationnels. Il y a toute cette éducation-là qu’il faut ramener dans nos vies, dans notre équilibre de vie et avec toutes nos familles », explique Peggie Jérôme, nous rappelant du même souffle qu’il s’agit d’un processus dont les effets n’apparaîtront pas du jour au lendemain. Par ailleurs, au défi de rétablir l’équilibre dans les communautés s’ajoute celui de la reconnaissance de la compétence des Autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille. En effet, malgré l’importante avancée que représente la signature d’une entente entre les communautés anicinabek et le CISSSAT, soulignons que Québec conteste la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (C-92) sanctionnée par le gouvernement du Canada en 2019. Cette loi reconnaît le droit des Autochtones de concevoir des services aux enfants et aux familles adaptés à leurs réalités singulières et d’exercer une compétence partielle ou complète en la matière. Selon Peggie Jérôme, la contestation de la loi fédérale représente un obstacle pour les communautés puisque c’est cette loi qui leur permettrait de s’affranchir complètement des institutions et de l’État québécois en ce qui a trait aux services à l’enfance et à la famille. « [Le gouvernement du Québec] veut tout contrôler sur nos activités et sur nos vies alors qu’il y a déjà beaucoup de dommages qui ont été faits par rapport à la province », déplore-t-elle. Rappelons enfin que Québec s’est engagé à mettre en œuvre les recommandations de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, parmi lesquelles on compte « un engagement et un soutien réel en faveur de la conclusion d’entente avec les nations et communautés autochtones pour la mise en place de régime particulier de protection de la jeunesse ».