Novembre commence à peine et déjà résonnent dans les magasins les sempiternels airs de Noël insipides. Pourtant, rien autour n’évoque quelque sentiment féérique. Ça sent le désinfectant à l’entrée et le sapin de plastique des manufactures chinoises. Ça sent l’obligation d’être heureux et d’acheter des cadeaux. Un peu plus et on va vendre des masques avec le sourire de Bing Crosby imprimé dessus.  

 

Je n’ai rien contre le bonheur ni contre les cadeaux. J’aime Noël. J’aime cuisiner la recette de tourtière de ma grand-mère dont je suis dépositaire officielle. Avec les enfants, j’aime remplir la table de pain d’épices à décorer de glaçage trop sucré et de petites boules argentées qui cassent les plombages. J’aime le sapin dans le salon, et choisir minutieusement quelle décoration kitsch y sera accrochée, ramenant à la mémoire ce que chaque objet évoque, même les boules de papier mâché défraichi qui datent du CPE. Ça court dans la famille, comme on dirait, cette frénésiePourtant, ça me rentre de travers dans la gorge, ce Noël étalé deux mois d’avance et surtout, je plains celles et ceux qui travaillent dans les commerces de détail et qui ont à endurer la musique sirupeuse programmée par les diffuseurs officiels du bonheur en boite de conserve.  

 

Il existe une réelle pression commerciale face aux fêtes. Les magazines de cuisine à la caisse du supermarché, les infolettres de grandes chaînes de vêtements pour préparer notre look festif… Je suis certaine qu’à l’arrivée de décembre, je ne suis pas la seule à être saisie d’angoisse à l’idée de ne pas arriver. Bien que je sois plutôt ambivalente face à ce que représente cette orgie de surconsommation, j’ai le désir de créer pour mes enfants des ancrages symboliques dans le temps, et je succombe au rituel collectif du temps des fêtes, comme bien des parents. Ce n’est pas facile d’inventer de nouvelles références face à des traditions comme Noël. Elle est tenace, cette vision de la dinde dorée et fumante au milieu d’un amoncèlement d’aspic de concombre vert fluo de Jehane Benoît et de céleri au Cheez Whiz, tout le monde sur son 36 étincelant de paillettesFacile d’être déçue de la réalité, surtout que je préfère les sushis au ragoût de boulettes.  

 

Qu’il soit ou non habité d’un sentiment religieux ou spirituel, l’être humain a besoin de carburer à autre chose qu’à l’ordinaire routine auto-boulot-dodo. Il a besoin de nourrir son âme de beauté, de sens, de sensations, de sentiment d’appartenir à quelque chose. Pour cela, l’homo sapiens a adopté peu à peu une multitude de comportements, d’habitudes, de codes servant à donner un sens à la vie qui s’écoule. Ça s’appelle la culture. Les cultures. Chacune a ses codes et ses références, permettant d’avoir un monde intérieur qui résonne à quelque chose de plus grand que soi. Se sentir lié, utile, ancré. À une époque, au Québec, on ne manquait pas la messe de minuit. Aujourd’hui, à part les séries éliminatoires, les rituels significatifs font défaut. 

 

Ces rituels sont pourtant bénéfiques pour les humains. Ils rythment le passage des saisons et des grandes étapes de la vie. Ils servent à souligner l’importance d’accueillir les transitions, qu’elles soient dans le paysage extérieur ou intérieur de nos êtres. Ils servent aussi à se recueillir, à écouter ce qui se passe en dedans, loin du bruit du monde. Il m’apparaît dommage que les séances de magasinage soient dorénavant le moment que l’on choisisse pour penser à ce qui ferait plaisir à nos proches, comme si l’acte d’acheter devenait en soi une caution morale remplaçant l’acte de prendre soin de ceux qu’on aime. En tout cas, ce n’est pas sur Amazon qu’on prend soin de quelqu’un. 

 

Paradoxalement, les turbulentes réunions de famille sont peu propices à l’écoute et aux confidences. On se voit, on partage un repas, un verre ou deux, et on repart chacun de son côté en ne sachant que très peu de la vie de tout un chacun. Je ne suis pas douée pour le small talk, j’avoue. Le superficiel m’agace. J’ai souvent quitté une fête en me disant que j’avais vu tout le monde et personne en même temps.  

 

Pour remédier à ça, j’ai tenté une expérience au Noël dernier : j’ai joué à « Jeannette veut savoir »J’ai la chance d’avoir un genre de famille italienne, tissée serrée. Oncles, tantes, beau-frère et cousins alors réunis, j’ai demandé un petit tour de table où chacun aurait la gentillesse de raconter un résumé de son actualité de l’année2019 : les bons coups, les défis, les deuils, les changements, les réalisations, les projets. Chacun a pris la parole à tour de rôle, les autres écoutaientJe pensais que ça prendrait 20 minutes, on a mis 3 heures. Les hommes, surtout, ont ouvert leur cœur comme rarementJe suis encore émue quand j’y pense, presquun an plus tard. Je vous conseille d’essayer ça à la maison. 

 

Le Noël2020 de bien des familles risque d’être différent, comme toute l’année qui vient de s’écouler. Une année éprouvante qui a demandé à tout le monde beaucoup de résilience et d’adaptation. Le moment serait peut-être bien choisi pour réinventer les rituels entourant cette célébrationAcheter moins, faire de l’art postal, apprendre des chansons, cuisiner local, illuminer les ruelles, amener des galettes aux voisins, partager plus. Parce qu’au moment de l’année où la lumière du soleil nous fait le plus défaut, il est essentiel, pour passer l’hiver, de se réchauffer à autre chose.  


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