L’Indice bohémien célèbre ses dix ans d’existence. Pour y avoir été collaboratrice de la première heure puis tour à tour rédactrice en chef, administratrice, photographe, camelote, formatrice, conseillère rédactionnelle, rédactrice par intérim puis éditorialiste, je peux affirmer que je porte ce journal dans mon cœur comme un genre de bébé qu’on aime voir grandir et évoluer. J’ai connu les hauts et les bas, les changements et les incertitudes, le manque de financement. Le miracle qui se répète mois après mois au prix d’efforts collectifs multiples. J’admire sa ténacité et sa résistance.

Car il s’agit bien de résistance. À l’époque de sa création, les milieux culturels de l’Abitibi et du Témiscamingue souffraient d’une représentation anémique dans les journaux locaux, où les humoristes avaient plus de visibilité que le fleuron de nos créateurs. Or, lorsque vient le temps des demandes de subventions, un organisme ou un artiste qui n’a pas de dossier de presse à l’appui de son projet souffre en quelque sorte d’une carence de reconnaissance de son milieu, ce qui discrédite souvent la valeur de son idée, de son travail. Sans compter le besoin de rejoindre la population pour l’informer, l’éduquer, la sensibiliser à l’art qui se fait ici, à la culture, à une multitude de sujets sociaux et territoriaux qui la concernent. Il a bien fallu remédier à la situation avec nos propres moyens. C’est là que L’Indice bohémien a vu le jour. Un journal coopératif et surtout, indépendant, qui a relevé le défi de durer parce qu’on en avait besoin.

On a dû justifier beaucoup l’existence de ce journal. C’est en quelque sorte le reflet des régions dites ressources, qui sont perçues par beaucoup de gens dans les grands centres comme des colonies ayant comme simple mandat de fournir des matières premières et de remplir les coffres des multinationales, mais n’ayant pas leur justification propre en dehors du minerai, des épinettes et de l’hydroélectricité. Notre culture était pour le mieux secondaire. Maintenant, j’ose penser que les temps ont changé. Malgré les cultures dominantes et américanisantes qui envahissent le monde comme une gangrène, notre perception de nous-mêmes est en pleine transformation.

Nous sommes ce que nous sommes. Hétéroclites et multiples. Ici, les mineurs côtoient les électeurs de Québec solidaire autour de la même bière de microbrasserie. Je mets au défi quiconque tente des grosses généralités sur le monde des régions de trouver un modèle type. Il y trouvera tout et son contraire. Ce qui est certain, c’est que le territoire nous façonne tous au moins autant qu’on est capable de le métamorphoser en l’exploitant. La lumière, le climat, la distance, les saisons, le décor. Et dans chaque petit bled perdu des quatre coins du monde, le même phénomène se répète à sa façon. L’humain a besoin d’habiter des territoires, de s’y nourrir, de s’y adapter. Nous avons besoin d’être nous-mêmes, ici, et de nous définir. Le monde a besoin d’être unique, car c’est la seule façon de survivre.

L’Abitibi-Témiscamingue a longtemps souffert d’un syndrome étrange et très contradictoire : une fierté locale farouche mêlée à un sentiment d’infériorité culturelle par rapport aux grands centres. Si on ne perçait pas ailleurs, on ne valait rien ici. Nul n’était prophète en son Abitibi. La combinaison de plusieurs facteurs humains dans les vingt ou trente dernières années ont tranquillement transmuté les repères. Certes, Montréal ne sera pas remplacée comme métropole, mais le besoin perpétuel d’être sanctifiés par le monde de la grande ville s’estompe au fur et à mesure de nos réussites festivalières et éducatives… et de la montée fulgurante des hypothèques! Nous n’avons plus à être « aussi bons qu’à Montréal » parce que nous sommes aussi bons que nous-mêmes et que nos spécificités locales ont tout le potentiel pour être « assez ». Quand on y pense, le but ultime de tout individu est de trouver sa voie, pas de prendre le sentier battu par les autres. Beaucoup de créateurs très innovants l’ont compris et on les aime pour ça.

Nous avons besoin de forger selon nos priorités et parmi elles, le développement technologique, la création, l’innovation. Nous pouvons shiner à 700 km de distance du Mont-Royal et arrêter de justifier notre existence en fonction de la quantité de bois de construction qu’on peut fournir au reste de l’Amérique du Nord. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas de celles qui prônent de rester chez soi à se regarder le nombril. Les frontières, physiques comme imaginaires, il faut les traverser. Aller voir ailleurs. Mais ça, tous les Abitibiens et tous les Témiscamiens le savent.

Tout ce grand détour pour revenir à ce média improbable qu’est L’Indice bohémien. Tant que nous serons en train d’exister de toutes nos forces, il y aura des voix pour porter nos quêtes jusqu’aux consciences des lecteurs. Tant que nous serons des émetteurs soucieux de pertinence, d’intelligence collective, de volonté d’avancer, nous trouverons des récepteurs qui raisonnent à nos passions et à nos questionnements. Nous fournirons à L’Indice bohémien une raison de poursuivre sa mission coopérative d’être un média au service d’une population qui a quelque chose à dire.

Bonne fête, L’Indice bohémien! Toute l’Abitibi-Témiscamingue te salue!


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