« Mais Mousse a trois ans et c’est dans tes jupes et tes chansons qu’elle existe. C’est dans l’effluve rassurant de ton cou et l’antre de tes bras refermés sur elle qu’elle trouve son souffle. Ce matin-là, sur une route de terre sans fin, tu lui passes la corde au cœur, tu lacères ce qui la relie au monde. »
Ce matin-là, un homme et une femme abandonnent leurs deux enfants dans une famille d’adoption, avec l’hypothétique idée de revenir les chercher. Ce ne fut pas le cas. Manon (Mousse) et François Barbeau furent séparés et adoptés, Mousse par ses tantes, François par une famille de Val-d’Or.
Ce « tu » empoisonné, qui abandonne et qui fuit, c’est Suzanne Meloche, première femme du peintre et sculpteur Marcel Barbeau, l’un des signataires du Refus global. Écrit par Paul-Émile Borduas et publié en 1948, ce manifeste libertaire allait donner un coup de masse aux valeurs traditionnelles du Québec de l’époque duplessiste. Le Québec de la Grande Noirceur. Suzanne Meloche, artiste du courant automatiste, voulait la lumière. La lumière de la liberté de la création, qui ne pouvait s’obtenir qu’en rejetant ce qui pouvait l’estomper, dont la famille – ce boulet, cette grande noirceur.
Ce « tu » empoisonné et qui asphyxie, c’est la mère haïe : par sa propre fille, Manon Barbeau, qui a porté en elle cet abandon comme un cancer, puis par l’auteure, Anaïs Barbeau-Lavalette, pour la douleur infligée à celle qui l’a mise au monde. L’auteure part à la recherche d’informations sur cette grand-mère fuyante qui refuse de prendre racine. Et elle écrit son histoire. Un parcours magnifique, porté par une écriture légère, poétique, évanescente, comme cette femme errante et amoureuse qui a vécu l’Histoire profondément. Cette femme toujours seule, avec cette pensée troublante qu’elle repousse et fuit de toutes ses forces : celle de ses deux enfants abandonnés.
Dès les premières pages, nous voulons comme l’auteure détester Suzanne mais comme l’auteure, nous apprenons à la connaître, la saisir, l’approcher. Nous abordons son geste non plus seulement par incompréhension et mépris, mais aussi avec un début d’empathie. Tout cela grâce à la plume exceptionnelle d’Anaïs Barbeau-Lavalette, l’une des plus grandes auteures québécoises contemporaines. Vous n’avez qu’un seul livre à lire cet hiver : c’est celui-ci.
À voir sur le même thème : Les enfants du Refus global, documentaire de Manon Barbeau, disponible sur le site de l’ONF. \