Je connais pas tout le monde; du monde, y’en a juste trop.
Puis de toute façon, qu’est-ce que je lui dirais, à tout le monde? Plein d’yeux, plein de faces, de bouches, de nez (ça prend-tu un s, nez, au pluriel?) différents, semblables, pareils. Pas le temps de rencontrer tout ce beau et moins beau monde-là.
Je me concentre donc — faute de temps, surtout — sur le monde que je connais déjà : ma famille et son élargissement perpétuel; les connaissances des copains de mes amis, auxquels je manifeste un intérêt très poli et très passager; mes collègues, avec leurs enfants que j’ai jamais vus mais que je saurais tout de… si je parvenais à me rappeler qu’ils existent.
Ça en fait des gens. Huit-cents? Mille? Pas besoin de plus. Je suis comblé (ici, « comblé » ne signifie pas nécessairement « heureux »; « comblé » dans le sens de « c’t’assez »). Un moment donné, tu pognes 35-40 ans, t’en as tellement vu (et oublié), des gens, est-ce vraiment essentiel d’en rajouter? Qu’est-ce que monsieur Chose ou madame Truc va m’apporter de plus?
Eh ben la vie, elle se met constamment au défi de te surprendre.
Arrive dans la mienneSuzanne Dugré.
Cartes sur table : Suzanne, je ne la connais pas tant que ça. Elle ne m’a jamais raconté son enfance; elle n’a jamais discouru en ma présence sur la sociologie et la psychologie, sujets qu’elle possède sans doute très bien; je ne sais pas quel fromage elle aime et avec quel vin.
Mais moi je l’aime, elle.
Tout bêtement, juste de même.
S’est-on seulement vus vingt-cinq fois au grand total depuis notre première poignée de main (qui a bien vite viré aux franches accolades)? Je ne pense pas. La vie, elle te surprend, mais elle va vite, aussi.
Bénévolait aux Éditions du Quartz, madame Dugré, à l’époque. Peut-être à bâtir labusiness de ses propres mains, sinon à s’assurer que ce que l’on y publiait était pertinent, intéressant, intelligent. Le Quartz avait eu vent que le manuscrit de mon roman dormait depuis sept ans dans un tiroir virtuel de mon ordinateur. Quelqu’un m’a convaincu de leur faire parvenir; quelqu’un m’a demandé de retravailler le texte… sous supervision.
« C’est Suzanne Dugré qui sera ta réviseure. »
Ta réviseure. Bon. Déjà que c’était ma première (et seule) expérience de publication — et donc de réécriture — on m’associait à une inconnue qui allait assurément slasher dans mon bel ouvrage! Ben elle tirait de l’arrière au pointage, la Dugré! Jusqu’à ce qu’on se parle, qu’on se voie pour la première fois.
Rendus là, plus de pointage qui tienne. Suzanne Dugré, elle gagne.
Elle te gagne.
Tout d’abord par sa gravité. Pas la gravité dans le sens de « c’est donc sérieux »! Non, la gravité comme l’une des grandes forces de l’univers. Celle de l’attraction. Il y a un champ autour de Suzanne qui te fait s’approcher d’elle, déjà séduit, déjà conquis. Tu ne peux pas reculer, et tu ne veux pas reculer non plus. Même si elle est à peine plus grande qu’une de tes petites nièces dont t’oublies le nom, le regard qu’elle pose sur toibrille d’intelligence. Son humour toujours à « 10 », sa voix rieuse qui accueille et enveloppe…Tout ça rend caduque toute forme d’appréhension, de gêne, d’inconfort. Tu ne la connais pas, Suzanne, mais t’as le goût. T’as hâte.
Elle te gagne ensuite par son désir d’excellence, animée par ses hauts standards de qualité. Ciel qu’on a eu du fun à débattre d’une phrase de mon roman! D’un mot, d’une fichue virgule! Des négociations telles des jeux parce que souvent drôles, ou comme des chansons parce qu’aussi tendres et importantes. Et tu sais qu’elle a probablement raison, surement oui, okay Suzanne, t’as raison, maudit. Et ainsi elle rend ton œuvre meilleure, elle fait de toi quelqu’un de meilleur. Mais elle ne s’en vantera pas; elle n’en a rien à foutre en fait. La chandelle, c’est tout ce qui compte; tant que le jeu reste sincère, réfléchi et chaleureux.
Finalement, elle te gagne par son engagement, indéfectible et touchant. Engagement aux différents lancements auxquels elle a participé, aux projets multiples dans lesquels elle s’investit encore aujourd’hui. Elle a été de tous les récents Salons du livre, à dire aux curieux comment elle était fière de la réédition de Mon premier livre de lecture, titre dans la collection « Les introuvables », qu’elle a dirigée. Fière aussi de mon roman à moi… et un peu beaucoup « à nous ».
Suzanne Dugré te gagne tellement.
Un peu étrange que j’écrive ces mots peu de temps après l’avoir revue. Je suis passé chez elle, tard un lundi soir. C’était sa fête. Des fleurs partout. Des livres, aussi, qu’elle dévore à un rythme effréné. Ce sont les mêmes yeux qui m’ont accueilli, le même sourire. Autour d’elle s’allonge la même force gravitationnelle qu’en 2011. Je suis resté, confortable, paisible, le temps d’une belle discussion.
D’autres la connaissent mieux que moi. Des gens dont j’ignore l’existence (j’en connais assez!) et qui auraient probablement mieux parlé d’elle, en long et en large. Mais jamais en travers.
D’autres yeux qui l’ont regardée grandir, enseigner, aimer. D’autres nez (pas de s,nez,au pluriel, hein, Suzanne?) ont humé ses parfums de jeunesse, ceux de femme, ceux de mère. Plein de bouches qui ont parlé d’elle, se sont confiées à elle, l’ont embrassée.
Ils ou elles auraient raconté de grandes choses, révélé une Suzanne que je ne connais pas.
Ici, ce n’est que de la mienne dont je parle; celle qui est arrivée dans ma vie, merveilleuse bombe de bonté et d’amitié.
J’aimerais bien découvrir votre Suzanne.
Et je parie qu’on serait pas mal d’accord, vous et moi.