Grands et petits sont assis près du feu, dans une tente montée sur les berges d’un lac, à Kitcisakik, en pleine réserve La Vérendrye. Sylvain Rivard, un jeune « Canadien français » (c’est comme ça qu’il se présente), qui adore Nina Simone et qui vénère Billie Holiday, raconte à quelques enfants algonquins une légende autochtone sur des pierres magiques. À ses côtés, la poète Joséphine Bacon résume en très peu de mots une anecdote innue mettant aussi en vedettes d’autres pierres, histoire de participer à la conversation. Le conteur métis Robert Seven Crows se tait : « C’est la société européenne qui dit qu’il faut s’asseoir, fermer la bouche et écouter. Souvent, pendant qu’on conte, y’a des gens qui parlent et qui courent tout partout. Chez nous, la job du conteur c’est de conter, c’est pas de se faire écouter. »
Joséphine Bacon est passée à deux cheveux d’anthropologue de perdre toute identité, outre celle d’être une secrétaire autochtone élevée par des prêtres dans un pensionnat, loin de sa famille et de sa culture. « J’étais une très mauvaise secrétaire », se rappelle-t-elle. Elle a été, un peu par hasard, embauchée par des chercheurs universitaires. « Quand les anthropologues revenaient en ville avec leurs cassettes d’entrevues (réalisées dans des communautés autochtones) enregistrées en innu, c’est moi qui les transcrivais et les traduisais. Puis, je suis devenue assistante de recherche, c’est moi qui interviewais les vieux. J’ai ainsi pu récupérer tous les mythes fondateurs et les récits anciens » explique-t-elle. Joséphine Bacon a par la suite pris goût à la culture et à l’écriture, jusqu’à devenir une poète connue et très respectée, tant au Québec qu’à l’étranger.
« Le monde a bien changé, dit Joséphine Bacon. Les vieux partent l’un après l’autre et avec eux partent notre université, notre bibliothèque, notre enseignement. À la place se sont installés Internet, Facebook et les jeux vidéo. Les enfants s’enferment dans leur chambre avec leurs trucs, et la parole n’a plus l’importance qu’elle avait quand on était encore nomades, cueilleurs et chasseurs. C’est comme ça… »
En sortant de la tente, Charonne, 40 ans, deux fois grand-mère, explique que sa propre grand-mère racontait l’histoire du castor, un animal fort, très robuste qui protège sa maison et son territoire avec ses barrages. Jimmy, un homme de la communauté, lui a raconté une deuxième histoire, celle de l’ours. Charonne connaît un troisième semeur de légendes dans le village.
Trois conteurs, c’est beaucoup de richesse pour un si petit village.
Debout sur la rive, Robert Seven Crows et sa conjointe, l’herboriste Joan Pawné Parent, regardent le lac. Tous deux gagnent leur vie au pénitencier en appuyant spirituellement les hommes autochtones privés de liberté. « Je suis métisse, je suis une mère et une grand-mère; c’est ce bagage-là que j’apporte au pénitencier », explique Joan Pawné Parent. « Le conte, c’est de la guérison. C’est un voyage. Souvent, je dis aux gars en dedans (en prison) que le temps qu’ils passent embarqués dans un conte est comme un moment de liberté et d’évasion. L’esprit nous permet ça, alors c’est à nous de l’utiliser. »
« Moi, j’ai écouté ma grand-mère conter, mais elle avait tellement honte d’être (une membre des) Premières Nations… Elle était une femme de sang mélangé qui n’était acceptée ni d’un bord ni de l’autre », dit Robert Seven Crows. « J’ai eu la chance de côtoyer plusieurs aînés. Ce sont les grands-mères d’une réserve en Gaspésie qui un jour m’ont dit, “Toi, tu es notre conteur! C’est toi qui vas conter!” Elles m’ont donné le cadeau ou le fardeau d’apprendre des contes et de les partager. Mon nom est Seven Crows, ce qui veut dire “Sept Corneilles”. Ma mission est de voyager avec les contes dans les sept directions. »
Deux jours plus tard, juste après l’une de ses prestations artistiques à Val-d’Or, Robert Seven Crows se fait demander ce que le conte apporte aux détenus autochtones. Question très mal formulée. Le chanteur et conteur métis répond, un peu froidement : « Le gars est là (au pénitencier) parce qu’il a perdu sa culture et sa tradition. Une personne sans racines ne sait pas où elle va aller. Nous, on est là pour leur ramener la fierté d’être ce qu’ils sont. Sans culture, une personne est perdue. Regarde le Québec qui se cherche une culture depuis 50 ans. On a de la difficulté à se ramasser ensemble au Québec. Et dans la culture autochtone, c’est la même chose. Pas de culture, tu ne sais pas qui tu es. »