LISE MILLETTE
L’évolution technologique fait partie du métier de journaliste. C’est le progrès! Une notion qui, toutefois, n’a pas toujours eu le sens qu’on lui donne aujourd’hui, soit celui d’une transformation vers un idéal.
Le progrès peut être tout simplement physique, comme pour suivre une trajectoire, qu’elle soit routière, maritime ou aérienne. On progresse sur l’itinéraire tracé ou donné. On avance, au sens strict du terme.
Une autre définition renvoie plutôt à une forme de migration vers un degré supérieur, vers un changement d’état. Il y a un avant… et un après.
Toute transformation implique des modifications. Comme la chenille qui passe de chrysalide à papillon. Ce passage ne se fait pas toujours sans écueils ni sans impacts. Depuis le tournant du siècle, nous sommes impliqués dans une accélération numérique. L’ère de connexion devait démocratiser le savoir et l’information, permettre d’accroître la circulation et le partage des connaissances. L’ère des communications, la vitesse grand V, le pouvoir infini du câble : que de promesses pour aboutir dans un labyrinthe qui ne départage plus très bien le vrai du faux.
Après l’inforoute et l’accès décuplé sont arrivées les trappes algorithmiques qui traquent l’usager. C’est bien connu, quand c’est gratuit, il ne faut pas chercher où est le produit! Je pourrais faire l’étalage des dérives comme des avancées de la technologie, mais un élément ou deux m’embêtent. Outre la recherche de la vérité – mise à mal –, il y a aussi le coût environnemental de cette magistrale migration numérique.
La prolifération des outils technologiques s’accompagne d’une multiplication des déchets électroniques. Digital @ HEC Montréal rapportait que la multiplication des centres de données destinés à entreposer le contenu numérique représentait, à la fin de 2024, « près de 2 % de la consommation mondiale d’électricité ». Dans la même lignée, l’agence Science-Presse précisait que « 95 % de ces centres sont situés dans des endroits où leur électricité dépend de sources polluantes – notamment, le charbon ».
Et qu’on ne me dise pas que je suis réfractaire à la technologie ou à son évolution!
Quand j’ai commencé dans le métier, je devais sauvegarder mes fichiers sur une disquette de 3,5 pouces, marcher jusqu’à l’édicule du métro, embarquer pour quelques stations, débarquer, me rendre jusqu’au journal et remettre le fruit de mon travail. J’ai déjà reçu une dactylo pour Noël, je me souviens très bien des rubans rouge et noir pour que les touches puissent avoir de l’encre. J’ai connu les cassettes à démagnétiser pour qu’on puisse les récupérer, le Walkman, les bandes DAT, les minidisques et les premiers enregistreurs numériques.
Il y a également des coûts humains associés à l’évolution technologique puisque des savoirs techniques sont passés à la trappe. Pour certains, il s’agissait du travail de toute une vie. Je pense aux typographes qui plaçaient sur des presses chacune des lettres pour former le texte des pages des journaux. Je pense à Fabienne…
Elle avait 52 ou 54 ans et plus de 25 ans d’expérience comme infographiste. Elle maîtrisait l’art des cartes présentant les résultats électoraux, des illustrations pour mieux comprendre le déploiement des dépenses budgétaires ou ces graphiques liés à diverses données statistiques. Un jour, j’ai été chargée de l’accompagner pour apprendre qu’on avait décidé que maintenant, les dessins, c’était du passé. Le progrès imposait désormais l’animation vidéo. Et non, pas de formation, elle était dépassée. Remerciement, compensation, fin d’emploi. Pendant quelques années, elle a tenté de travailler, en passant de petit contrat en petit contrat. Puis elle est tombée malade et s’est éteinte à 58 ans. Bien évidemment, ce n’est pas le progrès qui l’a tuée. Un concours de circonstances. Le hasard. L’étrange concurrence du temps et de la fatalité. Néanmoins, je reste hantée par ce sentiment de se savoir « du passé ».
Je ne suggère pas un immobilisme qui refuse toute progression sur la trame de l’évolution, mais une saine et prudente, transition qui ne perde pas l’humain de vue, dans tout ce qu’il peut y avoir d’artificiel.
On nous rebat les oreilles de volonté de transparence, de plaidoyers pour une diversité corporelle, pour plus d’authenticité, de simplicité volontaire et de l’urgence climatique de vouloir limiter la hausse des températures mondiales et de réchauffement. Il y a une responsabilité et une conscience à nourrir en sachant que les centres de données pourraient faire doubler la demande mondiale en électricité « en bonne partie à cause de l’explosion de l’intelligence artificielle (IA) », une information rapportée par Science-Presse, d’après l’Agence internationale de l’énergie. L’article se termine en précisant que « la simple création d’une image représenterait l’équivalent en énergie de la recharge d’un téléphone ».
Donnons un peu d’air à l’humanité : allons jouer dehors, embrassons ce qui est vrai et confions à notre imaginaire le loisir de créer en toute simplicité.