En sommes-nous seulement revenus? La question se pose.
De cette descente de Nanikana de tout près de 500 kilomètres en 26 jours, de 300 mètres de dénivelé, d’innombrables rapides en toutes classes, de dizaines de portages, entre autres instruments de mesure, rien n’est moins sûr.
De l’aventure sur les plans physique et géographique, peut-être.
Mais du voyage intérieur, pas encore, et probablement jamais.
Avancer au rythme du territoire, un mois durant. Là où canoter sur une distance de cinq kilomètres en une journée de dix heures nous apparaît immense, une fois sous la tente, bercés par les sons de la forêt et des eaux vives, encore transis, mais ébahis d’avoir pu cheminer sur ces nuées mouvantes, évanescentes et puissantes de cascades, de rapides, de seuils, de chutes en canyons… Et ce, à répétition, une action à la fois, des semaines durant. Nous étions quatre amis et frères, Gilles Gagnon, Sébastien Brodeur-Girard, Gabriel Turgeon et moi-même.
Voilà qui explique peut-être, du moins en partie, l’âpreté du retour à la « normalité » effrénée et bruyante qui cadence nos vies contemporaines. Celle aux mille contrats sociaux simultanés, hyperconnectés à tout, hormis l’essentiel.
Photo de Sébastien Brodeur-Girard
D’UNE BEAUTÉ NATURELLE INDESCRIPTIBLE
Si nous y sommes toujours, c’est probablement aussi en raison des marques indélébiles que portent désormais tous nos sens, renversés que tant de splendeurs puissent encore coexister de nos jours. Rien n’altérera l’empreinte de ces vues époustouflantes de successions de chutes de dix mètres de haut par un kilomètre de large, de ces chants d’oiseaux allégeant nos millions de coups de rame, de ce goût fumé des dorés autrement inatteignables, de cette odeur des cèdres centenaires bordant pareillement ces kilomètres de rivages que nos songes nuit après nuit, de cette chaleur du sable blanc sous nos pieds…
Nous peinons à dresser un palmarès. Et cela tient possiblement de la métamorphose constante de Nanikana, de sa nature évolutive et changeante au détour de chaque méandre. Rien ne se démarque, quand bien même tout diffère. Et cela va bien au-delà des caractéristiques physiques de Nanikana, qui ne cesse de varier en largeur, en profondeur, en température, en couleur… De Saint-Mathieu-d’Harricana jusqu’à son dévolu dans la baie James, nous avons assisté au relais fluide entre les règnes anthropique, végétal, animal, minéral, maritime… et j’en passe.
SANS LEUR PRÉSENCE, RIEN N’EST POSSIBLE
Au cœur de l’un des derniers lieux relativement épargnés de la folie de l’extractivisme, pas un instant n’avons-nous eu le sentiment d’être isolés, démunis ou perdus. Bien au contraire, nous pouvions ressentir toute la bienveillance de la nature lorsqu’elle se sait respectée.
Avant le départ, nous étions déjà reconnaissants des soins prodigués à ce vaste territoire par les ancêtres des Premiers Peuples qui l’occupent, l’habitent et le chérissent depuis des temps fréquemment décrits comme étant immémoriaux. Mais pour l’avoir vécu, je crois que nous pouvons désormais témoigner qu’ils y sont toujours. Qu’ils y évoluent réellement, omniprésents, accueillants, rassurants, aidants. Que les traces de leurs pas au creux des chemins de portages salvateurs n’en sont qu’une des manifestations les plus palpables.
C’est avec la plus grande humilité, reconnaissance et responsabilité que nous saluons leur présence mémorable, tangible, éternelle, tant qu’il restera un territoire à chérir et des descendants de l’humanité pour le chérir.
Photo de Gilles Gagnon
PROTÉGEONS NOTRE MÈRE
Mais évitons l’écueil du récit d’un jardin d’éden invulnérable aux affres destructrices de notre époque. La réalité est toute autre. Aussi paradisiaque son bassin soit-il, Nanikana ne jouit d’aucune protection juridique à la hauteur de son importance ou qui soit susceptible de rivaliser avec les forces minières, forestières et autrement menaçantes qui planent au-dessus de lui. Ce n’est pas de la théorie. Nous-mêmes avons été témoins des marques de l’exploration minière et de la déforestation battant son plein par-delà l’horizon de ses rives.
Citons ici les termes de l’ami Éric Forget qui a cheminé avant nous sur le même fil de l’histoire il y a maintenant près d’une décennie. « Je ne suis pas autochtone, je ne revendique aucun lien millénaire envers ce territoire. Il n’en reste pas moins qu’en la parcourant sur toute sa longueur, j’en suis ressorti avec le sentiment d’être devenu son enfant. Que je suis et que je serai toujours un enfant de l’Harricana. Et que comme dans toute famille, c’est mon devoir de veiller à la protection de ma mère. »
Il nous faut agir pour prévenir le pire pendant qu’il est encore temps.
Et le plus beau, c’est que cette grande expédition pour la protection de l’une des dernières beautés de la nature de ce monde nous inclut toutes et tous, sans distinction.
L’aventure ne fait que commencer.